Petite mère

Quelque chose me revient du passé. Un souvenir étrange, comme vécu par une autre. Pourtant il est à moi, celle que je suis encore tout au fond. J'en ai encore les odeurs, les sensations  au ventre. Je dois souffler sur ma mémoire pour en ôter la poussière et je redécouvre cet épisode de mon histoire intime…

 

Je devais avoir huit ou neuf ans, guère plus. Nous vivions à la campagne depuis cinq ans, banlieusards en mal de terroir. Mes parents élevaient tout un éventail d'animaux censés nous nourrir de leur chair le moment venu. Et moi, petite fille en mal de tendresse, j'y trouvais mille occasions de câliner, dorloter, nourrir des êtres vivants dénués de paroles. Et c'était peut-être ce qui me manquait le plus à l'époque : le silence serein d'un échange innocent. Du poussin à la dinde, du lapin au caneton, tous semblaient me comprendre et m'accepter sans crainte. C'est toutefois ce que mon esprit d'enfant traduisait de nos échanges. Comme un mythe cynique inventé par les adultes, je reniais silencieusement la « reconnaissance du ventre ».

 

Un jour, une brebis mit deux agneaux au monde et en rejeta un après quelques jours. Ses appels étrangement humains, sa grosse tête blanche sur son petit corps malingre, son odeur de lait chaud… Je passais presque tout mon temps à la porte grillagée de l'étable, glissant mes doigts entre les trous pour toucher ce petit mouton du bout des doigts, et lui murmurer des paroles rassurantes. J'entendais mes parents lâcher des « il va crever celui-là, fais chier ! » en me mordant les lèvres. Dans ma tête je hurlais « appelez le docteur ! Je suis sure qu'il peut obliger sa mère à la nourrir ! » sans parvenir à formuler de vraie demande, sachant d'avance que je serais renvoyée dans les cordes. Au bout de quatre ou cinq jours, je voyais l'agneau dépérir quand la brebis tomba malade. Là, la perte aurait été trop importante pour mes parents donc ils firent venir le vétérinaire. Elle n'avait rien de méchant, une gale peut-être, je n'arrive pas à m'en souvenir. Ce qui me reste de  ces instants, c'est que pendant l'auscultation, le vétérinaire me confia spontanément l'agneau rejeté. Et dès qu'il fut entre mes bras, il cessa de gémir, j'avais le cœur prêt à imploser. Je me suis assise par terre derrière la porte de l'étable pour l'enrouler de mes bras avides, le respirer et lui chuchoter ma présence. Les adultes discutaient, mes parents expliquant le rejet de l'agneau. Le vétérinaire, habitué aux animaux de ferme était d'accord avec eux, « il allait crever ». Mais en me regardant par-dessus la porte, il dit à mes parents qu'il avait encore une chance si on le nourrissait au biberon et qu'il avait le lait adapté pour celui dans sa voiture. Ma mère aboya qu' »elle avait autre chose à foutre » et le vétérinaire lui répondit du tac au tac qu'il connaissait quelqu'un qui pourrait s'en charger à sa place ; Il tira sur la porte de l'étable et fit un signe de tête vers moi ; Mon père souriait en me disant « c'est dégueulasse par terre ! Une vraie manouche ! ». Dans le regard que j'ai levé vers eux, j'ai imploré de toutes mes forces et j'ai risqué : « je le soignerais moi, promit ! ». Curieusement, il n'a suffit que ces mots et quelques palabres entre eux pour qu'il me soit accordé de m'occuper de l'agneau…

 

Je me souviens que mon père l'a installé dans une arrière-cuisine au sol carrelé de bleu et de jaune. Il mit un peu de foin sur le sol et un petite barrière de grillage tout autour. Dès que je rentrais de l'école, je courrais à la maison, jetais mon cartable et préparais le biberon de mon agneau. Dès que j'avais commencé à le nourrir, il avait vite reprit des forces. Un matin je le retrouvais debout, toute émue qu'il bêle dans ma direction, tout droit sur ses grosses pattes disproportionnées. Il aimait s'endormir contre moi dans le foin de sa litière, j'aimais sentir sa chaleur frémissante contre ma poitrine et son odeur laiteuse. Très vite, il eût un nom : « ptit bouchon ». Et très vite, je délaissais tous les autres animaux de la maison pour rester auprès de lui. Je lui lisais des histoires, je l'emmenais dans le jardin pour l'inciter à courir, je lui cueillais de l'herbe pour lui faire sentir en lui disant qu'il allait falloir s'y mettre, que le biberon, ça ne durait qu'un temps ! Bref, il grandissait bien, devint vite bondissant, jouant avec les chiens, effrayant le chat endormi sous un rosier…Ses coups de tête pendant la tétée devenaient de plus en plus difficiles à contenir ; Sa mère le rejetait toujours et cela me remplissait de bonheur parce que du haut de mes huit ans : c'était moi sa mère !

 

Mais un jour, alors qu'il avait commencé à manger l'herbe du précieux jardin de ma mère, il se mît à tousser et à se conduire bizarrement. Cela ne dura qu'un instant mais je m'en souviens encore. Il reprit ses cabrioles et je ne m'affolais pas davantage. Le lendemain, il prit ses premiers biberons normalement mais il chipota à celui du soir. Et il s'endormit très vite. Je commençais à m'inquiéter. J'en dis deux mots à mon père qui me répondit laconiquement qu'il devait être tout bonnement fatigué… Tout bonnement.

 

Le lendemain, je retrouvais petit bouchon couché, complètement apathique. Il refusa le biberon. Son ventre me paraissait excessivement gonflé. Je demandais à mes parents d'appeler le vétérinaire sans succès. Selon eux, il valait mieux attendre, l'agneau avait peut-être juste des problèmes gastriques. Je devais être en vacances car je me souviens avoir passé cette journée et celle qui suivit avec lui, sur sa litière. Ravagée d'inquiétude, à le bercer en lui chantant des chansons. Je me souviens de ma sœur aînée et de son amie qui en passant devant moi ricanait  « tu va être parfumée au mouton encore ! La classe !»…

 

Le troisième jour, je vis le vétérinaire entrer dans l'arrière cuisine. Mes parents avaient fini par être touchés. En le regardant ausculter sèchement mon agneau qui respirait à peine, je tordais mes mains moites frénétiquement. Il le tournait dans tous les sens, comme une poupée de chiffons mon pauvre bouchon moribond. Il fini par lâcher une phrase incompréhensible et je demandais : « C'est quoi ce qu'il a ? » et il me dit : «  Il a du manger un petit caillou qui lui a bouché un tuyau. Son ventre est gonflé de pipi. ». Je me souviens m'être demandé comment c'était possible ça ; J'avais déjà vues des viscères d'animaux quand on tuait le cochon et ça semblait élastique ces trucs-là. Ca ne devrait pas pouvoir se boucher, le pipi c'est comme de l'eau, ça aurait repoussé le caillou. Un millier de réflexions incrédules dans un esprit d'enfant perturbé par la situation qui lui échappait. Je sentais que c'était grave, que je ne pouvais rien y faire, le vétérinaire m'apparu comme un messie à la sacoche remplie de miracles. Je lui ai dit, les larmes aux yeux « mais vous, vous pouvez l'enlever le caillou, vous pouvez le sauver mon bouchon ! ». Il a eu l'air ennuyé et il a dit à mes parents : »il y a une chose que je peux faire mais je ne suis pas sur qu'il soit assez vaillant pour que ça marche ». Je n'ai pas attendu la réponse de mes parents, j'étais seule sur mon radeau avec le vétérinaire : »faites-le votre truc, je veux pas qu'il meure ! ». Ma mère a soupiré, mon père a fait un signe au véto et il a sorti son attirail de sa sacoche en me disant de sortir. Je ne voulais pas mais ma mère m'a tirée par le bras et à refermée la porte derrière moi. Je n'entendais pas tout des conversations de l'autre côté mais à un moment, mon père a dit « c'est dégueu ! » et le vétérinaire a répondu « c'est la seule solution, je n'aime pas faire ça. ». J'ai senti, je savais que ça ne marcherait pas, même si j'ignorais tout de ce qu'il se passait. Ma mère est entrée dans la cuisine, y a prit un gros paquet de chiffons propres et est retourné de l'autre côté de la porte. Quand on me permit d'entrer, mon agneau gisait sur les chiffons et je vis trois petites entailles dans son ventre. Je les vois encore. Elles ne saignaient pas. Elles déversaient de l'urine sur les chiffons déjà presque imbibés. Le vétérinaire était encore agenouillé près de mon agneau, je l'ai rejoint en sanglotant et quelque chose s'est passé en moi. J'ai regardé cet homme que je croyais tout puissant et je me suis mise à lui crier : »Vous êtes pas un docteur ! Vous êtes un boucher ! Un bon à rien ! Un assassin ! Il va mourir à cause de vous maintenant ! ». J'ai ramassé le petit corps ruisselant d'urine et l'ai serré contre moi tout en continuant d'injurier le vétérinaire qui se relevait, troublé. Les trois adultes m'ont regardée comme si j'étais folle. Et je l'étais peut-être en cet instant….

Je me souviens d'une peine immense et puis c'est le trou noir, profond jusqu'au lendemain. Rentrée de l'école, je me suis précipité au chevet de Bouchon pour trouver l'arrière-cuisine vide. Je savais. Mais je ne voulais pas. Dans la cuisine, ma mère et ma sœur discutaient. Je leur ai demandé où était bouchon : « il est crevé ». Je me souviens d'avoir bredouillé des « quand ? Qui l'a trouvé ? Qu'est-ce que vous en avez fait ? » Sans obtenir de réponses ; alors j'ai crié. Cela ne m'était jamais arrivé mais j'ai crié « Il est où ?!! ». Ma mère et ma sœur m'ont regardée, désappointées puis ma mère a commencé à rugir que j'allais m'en prendre une si je ne me calmais pas quand mon père quitta sa chère télévision pour me dire « je l'ai enterré sous le poirier ». Surprise sèche. Mon père enterrant un animal ? Je n'arrivais pas à y croire. Je tournais les talons, direction le poirier. Un rideau de larmes devant les yeux je cherchais un carré de terre fraîchement retournée en me tordant les mains. Mon père m'avait suivie et il m'indiqua l'endroit de loin ; sa présence me gêna, je le regardais sans bouger jusqu'à ce qu'il retourne à l'intérieur. Une fois seule, mes sanglots redoublèrent alors que je m'agenouillais devant un petit monticule de terre fraîche. La terre était brune là-bas, pâle quand elle était sèche mais très sombre dès qu'on la bêchait. J'ai posé mes mains sur le sol encore meuble en murmurant des « pourquoi tu m'as pas attendue ? » puis j'ai plongés mes doigts en malaxant la terre. Puis une espèce de rage m'a étranglée et j'ai mit toutes mes forces à plonger un bras sous la terre. A plat ventre, le visage appuyé sur le sol, je cherchais mon agneau dans les profondeurs en pleurant de plus en plus fort. Et j'ai l'ai senti. Du bout des doigts, un contact soyeux et froid. Je l'ai reconnu. Ce n'était plus le grillage de l'étable entre nous, c'était la mort. Je me suis immobilisée. Longtemps. Personne n'est venu déraciner mon bras de la terre… Puis je me suis relevée, j'ai tassée la terre que j'avais remuée et je suis rentrée.

 



29/06/2009
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