Toboggan

19 heures 23. Putain, elles n’avancent pas bien vite ces aiguilles. Il y a trop de pendules chez moi. Je tourne en rond, je piétine, j’ai mal au bide. Quelle heure il a dit, déjà ? 22 heures 15, voie 5, voiture 6. Pourquoi je regarde ce papier, je le connais par cœur l’horaire ! Je deviens dingue, il faut que je trouve quelque chose à faire. Je ne vais pas l’appeler, non, ça suffit, je l’ai déjà trop appelé aujourd’hui. Surtout dans les dernières heures d’ailleurs. Tchat, sms, appels… Presque comme s’il était déjà là.

Respire à fond ma fille ! Bordel, je n’y arrive pas, un corset d’acier m’écrase les côtes. Bon, pense à autre chose. Les enfants sont chez ma sœur, de ce côté pas de soucis. J’ai choisi mes vêtements depuis ce matin, je n’y touche plus, je les mettrais au dernier moment. Je viens de prendre un bain, j’ai encore deux bonnes heures devant moi avant de partir pour la gare.

Qu’est-ce que je pourrais faire ?

Tiens, il y a une voiture qui se gare devant chez moi… Oh non merde, pourvu que ce ne soit pas l’autre pot de glue ! Je suis méchante, quelle cruauté. Si c’est lui, il faut que je fasse l’effort d’être compatissante.

Mais pas trop… Il ne faudrait pas qu’il pense qu’il m’intéresse encore. Je ne peux plus le souffrir, même sa voix me révulse. Au téléphone surtout, quand il passe du mode « serpillière » au mode « j’vais te crever si tu m’as quitté pour un autre ». Et quand il se pointe bourré pour voir ses gosses et qu’il me colle pendant tout le temps de la visite. Quand il me parle de ce qu’il fait avec sa nouvelle copine, positions commentées et comparées à ce que nous pratiquions du temps de l’amour. J’ai la nausée qui monte rien que d’y penser.

Malgré tout ça, il faut rester zen, et expliquer à mon fils de cinq ans ce que son père voulait dire quand il m’a qualifiée de « bonne baiseuse » devant lui. Rester la mère courage championne en noyade de poisson, en préservation d’image paternelle, en avocate du diable. Parce qu’il ne faut surtout  pas influencer l’opinion des enfants en chargeant la mule qu’est devenu leur père. Alors je me tais ou je trouve des excuses à l’ivrogne qui les traite comme des paquets dénués de raison. Et j’écume à l’intérieur.

 

Non, ce n’est pas lui. Je respire. Il est bien capable de faire une apparition, juste au moment où je me lance dans cette nouvelle folie. Parce qu’il s’agit bien de cela : une folie. Tomber amoureuse aussitôt après une rupture. Retomber dans le piège des sentiments, comme une adolescente.

Une pause devant le miroir. Je vois quoi là ? Une femme de vingt huit ans plutôt jolie selon les autres, et plutôt banale à mes yeux. Comment j’ai pu me fourrer dans cette histoire ? Moi qui me croyait à l’abris des histoires à l’eau de rose. Douze ans de vie de couple, deux gosses, un pavillon dans un bled paumé.

Et vlan, je balaye tout. Il a suffit qu’un autre homme s’intéresse à moi pour que je réalise que j’avais encore toutes mes chances. Que je pouvais encore être désirée, séduite, aimée. Cet homme-là n’aura rien obtenu de moi mais il m’a fait regarder dans une autre direction : celle de la sortie, l’échelle de secours. Je suis une gosse, on m’a aidée à grimper l’échelle du toboggan. Je suis tout en haut maintenant, j’ai les jambes qui tremblent, je respire mal, je déglutis avec peine.

C’est le vide devant moi, rien ni personne à quoi s’accrocher. J’y vais ? J’y vais pas ? Ce choix-là n’appartient qu’à moi. Et ça me terrorise, j’ai les tripes en vrac. Si j’étais seule en ce monde, j’aurais moins peur, c’est sûr. Mais là, si je tombe, si je me trompe, j’entraîne mes enfants avec moi. Le poids de cette responsabilité m’écrase. Tout en haut du toboggan, le vent souffle fort. Si je vacille, la chute est assurée. Et elle ne sera pas sans conséquences. Alors la petite fille s’assoit sur la glissière, laisse pendre ses jambes et lève les yeux pour regarder le soleil en face. Têtue, cabocharde, folle, ignores-tu quels dangers te guettent ? As-tu tant besoin de souffrir que tu veuilles prendre autant de risques ? On t’aura prévenue !

 

Encore une voiture qui ralentit devant la maison. Je jette un œil derrière les rideaux comme une parano. Non, personne ne s’est arrêté. Un tour dans le frigo, rien ne me tente, je n’ai plus d’estomac. Plus que cette crampe au plexus, de plus en plus douloureuse. Vingt heures. Je n’en peux plus, je m’habille. Une ombre de mascara sur mes yeux de chat errant, une once de rose sur ma bouche plus sèche que jamais, et un voile de parfum complètent ma tenue. J’attrape mes clefs, passe une veste et m’arrête à nouveau devant le miroir. Celui vers qui je cours devra me prendre sans plus d’artifices. Au moment où je monte dans ma vieille voiture, je reçois un sms « Plus que deux heures et tu es dans mes bras. Je t’aime ». Chaque message qu’il m’envoie dans l’intention de me rassurer me vrille les entrailles. La pression continue de monter et mon corps y répond machinalement. Faire comme on a dit. Être comme on l’a promis au rendez-vous. Cette rencontre tant attendue. Deux étrangers qui se connaissent sans s’être vus. Deux paradoxes vivants qui vont l’un vers l’autre, pleins d’espoirs. Deux paniques muselées, domptées par un besoin d’amour incoercible. Deux ravagés qui veulent croire aux contes de fées et mieux encore, en écrire un. Une féerie du 21eme siècle, merci internet. Des heures, des nuits à se raconter nos vies, nos attentes, nos blessures. Un temps fou passé à guetter une poignée de lettres, un pseudo qui se met à vivre comme un fantôme cybernétique. Une image rêvée, une personnification d’idéal qui prends vie peu à peu et envahit ma tête et mon quotidien inexorablement. Une créature virtuelle qui un jour a une voix, à l’autre bout du téléphone. Puis les dizaines, centaines d’appels et de messages. Comme les doses d’un toxicomane, augmentant toujours plus jusqu’à l’overdose volontaire : la rencontre réelle. Overdose car là, on est pas certain d’en ressortir sans mal. Overdose vers le paradis ou retour en enfer plus détruit que jamais. Tout en haut de mon toboggan, c’est elle, la grande glissade. En bas, soit je me ramasse, soit je retombe sur mes pieds.

 

Je roule depuis une demi-heure déjà. Je fume clope sur clope. Il fait presque nuit. Entre chien et loup, je fuis. Je fuis mes propres peurs. Et je roule vite, trop vite. Je n’ai même pas une pensée pour ma vieille guimbarde que je ménageais tant autrefois. 150, 160, je double, file de gauche. Il n’y a pas grand monde sur l’autoroute. Les voitures semblent presque s’écarter, me libérer le passage. C’est peut-être un signe après tout. Cette idée me rassure, je cherche de bons présages. A la limite du pétage de plomb, on cherche tous de bons présages et là je suis vraiment limite. J’ai raté la sortie ! Me voilà à Gonesse ! Quelle conne, j’y crois pas !

 

Pas de panique, aller jusqu’au premier rond-point et retour sur l’A1 direction Charles De Gaulle. Et direction Lui. Il commence à pleuvoir, la nuit est tombée maintenant. Je monte le son du lecteur CD, je me saigne aux chansons d’amour. Si mes tympans me faisaient mal, peut-être que mes angoisses s’atténueraient ? J’ai souvent calmé mon stress par la douleur et là je n’ai rien sous la main. Je ne vais pas me faire un pilier de pont à 160 quand même, je ne suis pas si folle que ça. Et puis c’est pas glamour, les accidents de la route. Encore une cigarette, le bras à la fenêtre, je ne sens pas le froid. Tout mon corps est insensible, tendu comme un arc… J’arrive à l’aéroport, les yeux rivés aux panneaux, je manque de peu de calmer mes nerfs dans le cul d’un monospace vert. Mais j’ai vu le panneau « gare  TGV » et là, ma 309 se fait vipérine et glisse entre les taxis qui jouent au stock-car sous la pluie. Je la visualise bien ma vieille copine toute blanche, filant prestement entre les grosses berlines grises. Presque hautaine quand ses bosses dépassent les belles allemandes toutes neuves. C’est mon cheval blanc, je suis Lady Godhiva, toute nue mais intouchable.

 

Entrée du parking, ticket, descente vertigineuse jusqu’au dernier niveau. Se souvenir de la lettre, de l’étage, du numéro de l’allée. Au moins, ça occupera un coin de ma tête trop encombrée. Coup d’œil au ticket : 20 heures 38. Purée, je suis dingue ! J’ai tracé comme une tarée pour me retrouver à attendre les bras ballants. Non, du calme, voir le côté positif de la chose. Je vais mettre le temps que j’ai devant moi pour me détendre. Enfin, essayer. Mais en cet instant je continue de courir. Dans cet aéroport que je ne connais pas, je dévore tous les panneaux des yeux sans cesser de marcher. Comme si je craignais de m’arrêter, requin dans les profondeurs de mon âme, peut-être que si je m’immobilise mon cœur va s’arrêter ? Gare  Tgv, c’est par là. Escalator, tapis roulant où je continue de marcher, escalator encore et enfin, le hall de la gare.

 

Un regard au tableau d’affichage des arrivées et départs de trains. Son train sera à l’heure, ouf. Là je m’arrête au milieu de la foule qui fourmille tout autour. Le Toboggan a prit de la hauteur il me semble. Mes mains sont glacées. Et moites. Une clope, vite. Et une raison de s’asseoir, donc un café. J’entre dans ce qui est censé être le buffet de la gare, commande un café, demande où sont les toilettes et m’y engouffre aussitôt. L’odeur ambiante y est nauséabonde mais je m’en fous, j’amorce une vague grimace et me précipite vers le lavabo pour me laver les mains. En levant les yeux vers le miroir, j’ai un pincement au cœur, je me trouve moche. Les traits tendus, sourcils bloqués en accent circonflexes depuis des heures, lèvres pincées, mâchoires serrées… Je fuis vite fait cette vision décevante et vais m’asseoir au comptoir où mon café m’attends. Il n’y a pas grand monde dans ce troquet comparé au grouillement du hall de la gare. Je pose un euro cinquante sur le ticket et attrape la tasse pour la porter à mes lèvres. A un centimètre de mes lèvres, l’odeur freine mon geste. C’est du café dans un dé à coudre – ce que beaucoup de cafetiers parisiens considèrent être un expresso ! – certes, mais des effluves acides vaguement vinaigrées me mettent en garde. Ce truc-là va te percer l’estomac à coup sûr. Mon hésitation n’aura duré que deux secondes et demi environ, j’ai avalé la moitié du dé à coudre en réprimant un rictus. Mon estomac je ne le sens plus depuis des heures, à quoi bon le préserver ? Mais la nausée qui s’en suit me fait reposer la tasse aussitôt. Le corps parle parfois.

 

Je ne suis pas restée longtemps dans ce bistrot préfabriqué. Je suis allée m’acheter un magazine de psychologie et des clopes au tabac Relais H et je suis allée m’asseoir sous la voûte extérieure de la gare. Juste au dessus des quais, j’ai un bon point de vue sur les arrivées de trains.

 

Je vais rester ici, comme ça, quand il arrivera, si il ne me plaît pas, je file à l’anglaise. Il n’aura même pas l’occasion de me voir. C’est lâche ça, vraiment. Mais si il m’avait mentit ? Si les photos qu’il m’a envoyées avaient été trafiquées ou pire : si ce n’était pas vraiment lui dessus. Après tout, moi j’ai bien effacé quelques détails disgracieux sur celles que je lui ai envoyées ! Mon cerveau recommence à se court-circuiter tout seul. 21 heures 15, la fatigue d’une journée d’angoisse se fait sentir. Le froid de septembre choisit de se rappeler à mon bon souvenir par les extrémités. Les pieds gelés dans mes bottes, le nez glacé et les mains… Eh bien, toujours froides et moites. J’ouvre le magazine Psychologie et que vois-je en titre de dossier ? « Bien vivre sa séparation ». Putain de coïncidence, tiens. Je n’ai même pas regardé la couverture en l’achetant. Mais bon, je lis, survole les articles jusqu’à celui que je relirais au moins deux fois comme parole d’évangile. Le titre : « L’homme/la femme de transition ». Alors ce serait ça, selon les éminences grises ? Retomber amoureuse aussi vite du premier venu conduirait inévitablement droit dans le mur ? Je n’arrive pas à croire ça. Je ne veux pas y croire. Et pourtant cela me fait mal, là, sous le sein gauche.

Je soupire profondément en m’asseyant sur un des sièges en inox de la gare. J’ai une chanson dans la tête, chanson d’amour bien sûr, quitte à se faire du mal autant ne pas faire dans la dentelle. Alors, ne sachant quoi faire d’autre je fredonne. Je suis seule sur cette grande terrasse couverte d’acier et de plastique. Et curieusement, dès que je commence à chanter franchement, des voyageurs se pointent. Silence radio instantané. Frustration encore… Un sms vient tinter dans ma poche : « Moins d’une heure maintenant. J’ai peur… ». Et moi donc ! Mais sa peur à lui me fait mal, je réponds : « Je suis sur le quai depuis longtemps, sois rassuré. ». Ce faisant, je descend effectivement sur le quai. C’est le royaume des courants d’air ici. Et c’est lugubre. Béton armé, détritus en vrac sur les rails et le ronronnement des escalators couverts par les annonces incompréhensibles de madame SNCF. Je m’assois, essaye vainement de lire le magazine que je tortille dans tous les sens comme un gri-gri. Toujours cette chanson dans la tête mais je ne peux plus fredonner, ma mâchoire me fait mal.

 

Presque 22 heures, j’appelle ma sœur, elle se couche tard. Elle me répond avec le sourire, je peux l’entendre. Cette situation l’amuse, elle a toujours adoré les téléfilms romantiques. Je prends des nouvelles de mes enfants, tout va bien. A son « tu as pas peur ? » je fais la fière et répond « peur de quoi ? Si c’est pas bon, ciao ! Point à la ligne. ». Je ne sais pas si elle croit à mon aplomb, mais j’ai peine à y croire moi-même. On échange encore quelques bêtises et je raccroche, non sans lui avoir promis de lui envoyer un message qui la préviendrait de mon retour anticipé ou non. Je prépare d’avance deux sms : « Je rentre, prépare le café » et « à demain ». Il est 22 heures cette fois, mon cœur va sûrement exploser dans un quart d’heure. Je recommence à piétiner, je ne tiens plus en place. Un courant d’air plus fort que les autres fait voler mes cheveux dans tous les sens.

Pendant une seconde, me revoilà en haut du toboggan. Je ferme les yeux pour les protéger de la poussière et l’espace d’un instant, j’aperçois la fillette en moi. La paire de nattes brunes malmenée par le vent. Ce regard de chaton famélique qui sourit quand on l’abandonne à son monde. Petit animal farouche qui se méfie de tout, qui ne croit en personne. Qui aime à se réfugier au fond des placards pour s’inventer toute une famille de leprechauns la comblant d’attentions. Qui regrette, face au miroir, de ne pas avoir des oreilles pointues comme celles des elfes. Quelque chose s’éteint en moi brusquement. J’ouvre les yeux, un vague sourire aux lèvres. Mon regard se pose sur la pendule du quai : 22 heures 12. Les elfes et les fées n’existent pas, petite fille. Et tu n’as pas d’ailes de sylphide dans le dos pour te préserver si tu tombes de ce toboggan. Il n’y a pas de fuite possible ici. Pas d’armoire assez profonde où te réfugier. Ta conscience t’y rattraperait et la culpabilité aurait tôt fait de t’étrangler. Lève les yeux, il n’y a pas de monstres ici. Il n’y a pas de tessons de verres au bas du toboggan. Il n’y aura pas mort d’homme si cette histoire ne te mène à rien. Juste un peu de temps perdu, un peu de peine qui passera, comme tout le reste. 22 heures 15, je n’entends pas les annonces et le bruit de tonnerre du TGV qui entre en gare. Je ne perçois que les images. Et juste avant que l’énorme lombric d’acier ne passe devant moi en ralentissant, j’entrevois une silhouette sur le quai d’en face. Une hallucination que m’envoie mon subconscient, une fillette plantée là-bas, si loin et si proche. Mes yeux s’affolent, suivent le train jusqu’à son arrêt complet pendant que mon cœur momentanément apaisé ne reprenne sa course insensée.

Un regard inquiet pour chaque passager qui descend de ce train. Et si je ne le reconnaissais pas ? La honte. Si je dois fuir, c’est maintenant. Fuir, quelle horreur… Mais qui parle, là ? Ma fierté ou mon cœur ? C’est pas le moment de se poser des questions. C’est trop tard fillette, c’est l’instant où il faut y aller, droit devant ! Tu ne peux plus reculer, il y a du monde sur le toboggan derrière, saute ! Très vite, l’angoisse, le stress, la hâte, la peur et la curiosité, tout se mêle en un bordel monstrueux sous mon crâne. C’est maintenant alors ? OK, j’y vais, j’m’en fous si je me plante. La glissière est froide mais je n’ai plus peur. Je ne m’accroche plus à rien, je me laisse partir. Un blanc, un silence radio dans ma tête pendant deux secondes. J’ai dû fermer les yeux je crois. Un courant d’air me les a rouverts brusquement, en pleine descente. Je vois ce type qui marche vite, trop vite, et droit vers moi. Il sourit largement, c’est lui ? Je crois que oui, il ne regarde que moi. Je suis pétrifiée mais je marche vers lui, il me semble. Je ne contrôle plus rien, mon corps et ma raison sont dissociés. Et le corps a gagné. L’instant d’après, je suis dans ses bras et je l’embrasse. Moi. Moi l’austère, la coincée, la névrosée. Je sens une chaleur intense m’envahir, prendre possession de tout mon être. Il me serre contre lui, me murmure des je t’aime, me respire avidement. On m’a menti. Depuis toujours. Ce toboggan, ce n’est pas une descente mortelle. C’est une ascension vertigineuse. A chaque seconde je monte un peu plus haut. Je plane, littéralement…



31/03/2008
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