Ne plus avoir peur des fantômes

Ne plus avoir peur des fantômes

Eté 81, en août vers 16 heures

 

Je courais.

Pieds nus, je courais à ne plus rien distinguer de net autour de moi.

Je courais dans les herbes hautes et jaunes de l'été. Le cœur de plus en plus grand dans ce poitrail de gamine. La bouche ouverte pour dévorer les parfums qui montaient de la terre molle. Je courais. Reconnaissant chaque pente, chaque talus couvert de mousse de la plante de mes pieds frénétiques. Et, juste avant une petite colline que je connaissais par cœur, je bondissais, propulsée en avant par l'élan de ma course. Fraction de seconde entre ciel et terre où je n'étais plus que brise silencieuse en robe bariolée… Et je retombais sur trois pattes, pour me laisser rouler au bas de la colline sans un cri ; seulement accompagnée du froissement des herbes qui amortissaient ma chute.

Et quand mon corps tout entier, libéré de sa course folle, s'étendait sur le crépitement de ce pré abandonné, je courais toujours. Dans ma tête. Entre les nuages et le soleil comme une comète anémique faisant son dernier tour de piste.

A quoi rêve-t-on à 8 ans ? Et à 10 ? Et après ?

A toucher les nuages ?

Peut-être…

Moi je rêvais d'autres choses. Des trucs brillants et froids. Ferraille rassurante, inflexible. Possibilité de faire basculer le monde d'un geste. Enfin presque. Mais au moins faire taire mes douleurs spirituelles en la plantant, elle. Personnification de mes malaises. Matrice maudite où je m'étais incrustée de force. Mais un enfant ne peut pas tuer sa mère. Ca ne se fait pas. Et puis, c'est sûrement un pêcher mortel. Je ne crois pas en Dieu mais quand même, je ne veux pas être une pécheresse. Je suis déjà une mauvaise, paresseuse, bête. Et laide. Comme elle puisque je lui ressemble. Le même regard noir, intense, acéré qu'il faut que je baisse pour cacher ma haine. Ces mêmes cheveux noirs, ailes de corbeaux, pour dissimuler les rictus et les larmes. Elle me les a coupés très courts un jour. Mais ils ont repoussés, très vite, ensemencés de peines… Et ce corps d'enfant. De fillette. De future femme, gironde, voluptueuse… Et glacée. Ce terrain fertile qui donne la vie si facilement et qui proscrit la tendresse ; sensiblerie mièvre et inutile. Perte de temps, sans intérêt. Non maman. Je ne perdrais pas mon temps à me retenir d'aimer. Non, je n'interdirais pas aux hommes de me désirer. Non, je ne grandirais pas dans ce moule que tu as façonné de colère, de mépris et d'égoïsme. Et je ne te poignarderais pas un soir de souffrance délirante. Je veux que tes rides se creusent au long de mes jours heureux. Je veux que tu me voies sourire sous les baisers des hommes ; que tu grimaces en m'imaginant quand je leur donne les clefs du temple secret de mon corps. Je veux que tu voies briller mes yeux au moment même où tu devines que je porte encore la trace de leur amour. Je veux aussi que la lumière de mes enfants brûle ton cœur atrophié, te fasse ressentir, fugace, l'avant-goût du bonheur qu'ils m'apportent.

Finalement maman, je ne te souhaite que d'approcher ce bonheur, celui que tu as refusé. Ces moments de tendresse que tu as esquivés. Ces espoirs de pardon que tu as balayés. Car j'aurais pu t'aimer. A ma façon. Si jours après jours, tu ne m'avais repoussée tout au bord du vide. Et j'aurais pu tomber aussi. J'ai presque glissé d'ailleurs.  D'autres mains que les tiennes m'ont retenue, soulevée, portée au-delà des ruines… D'autres bras m'ont apprit la tendresse, le partage et l'écoute. Ils ont ensevelit le mal sous un tombereau d'amour. Et tu auras beau creuser maman, le soleil qui brille au dessus t'est inaccessible. Tes yeux vides ne pourraient le voir. Il brille à l'intérieur, les mauvais sentiments n'y survivent pas. Les fantômes non plus…



31/03/2008
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