Le chant silencieux du cri

Il y avait cette chanson qui voguait dans ma tête…
Oui, je me souviens de cette chanson.

Manu, Manureva...

Je ne savais rien de ces histoires de naufrages de bout du monde. J'étais gamine. De ces enfants muets qui ne l'ouvre que pour chanter. Quand ils sont seuls. Quand le monde leur appartient, même si ce n'est que provisoire ; pour une poignée de seconde. Une poignée de gosse… Mais je savais où aller pour m'approprier l'univers. Le mien, celui que je prêtais au reste de l'humanité 22 heures par jour. A peine libérée de mes devoirs de môme, je filais hors des murs, des grilles et des sarcasmes de la maison. Celle de mes parents, cette parcelle d'univers que je reniais pour oublier que je n'y avais aucun droit ; si ce n'est celui de me taire.

C'est pourquoi quelques instants après m'être effilochée hors de leur champ de vision qui finalement, se réduisait aux 50 cm de l'écran de télé, je chantais à gorge déployée. Comme un rossignol ivre, comme une cantatrice hystérique… Comme une gosse qui se prendrait pour Dalida parce qu'elle l'a vu en robe de strass, en robe d'étoiles, en robe de diamants peut-être… Alors, au bout de la piste cyclable, au bout du chemin de terre sur la droite, au milieu des champs fraîchement retournés, je chantais. Je hurlais de la musique. Je gueulais de la chanson d'amour. Et je me sentais comme un geyser ; je crachais par salves des flots de vie trop longtemps contenus, retenus, bâillonnés. Plantée au centre de mon univers de vent, de terre et de pluie, je chantais. Baragouinant parfois des paroles dans des langues que je ne connaissais pas. Levant les bras au ciel pour implorer son attention à lui, peut-être la seule qu'on ne m'ai jamais vraiment donnée… En tout cas, jamais il ne m'a tourné le dos ou ne m'a fait taire. Il arrivait qu'un soleil inattendu apparaisse de derrière mes lourds nuages picards et là je savais… Je savais qu'il aimait. Je sentais que personne ne pouvait pénétrer mon monde. Quand je chantais pour lui, je m'y enfermais et sa présence silencieuse me protégeait de tout le reste… Je n'avais pas dix ans.

Manu, Manureva…

Chanter oui… Crier sa colère, hurler sa douleur ou sa détresse, non. Pas de ça chez nous. Pas moi en tout cas, jamais. Les cris et les hurlements qui vous font mal aux tympans et aux tripes, ça ne faisait pas partie de mes prérogatives anémiques. C'était l'ultime privilège de mes parents. Et bien qu'ils en ai fait usage quotidiennement, ils ne m'ont pas apprit ça. Je ne sais pas crier… Et j'espère ne jamais savoir, ni avoir à le faire, poussée au bord de gouffres effrayants. Même mes larmes sont silencieuses. Toute douleur que je puisse ressentir reste sourde et muette hors de mon univers intime. Mais seule, pas à pas j'ai apprit le langage de ses signes. Ceux avec lesquels je couche mes états d'âme sur des linceuls de pages blanches ; Déracinée de ma terre et de ses vents de pluie, je les abandonne aux flots de vos lectures… Silencieuses…

 

 

 

 

 

(Version revue 2008)

 

Le chant silencieux du cri.






Il y avait cette chanson qui voguait dans ma tête…
Oui, je me souviens de cette chanson.
Manu, Manureva...
Je ne savais rien de ces histoires de naufrages de bout du monde. J'étais gamine, huit ou dix ans tout au plus. De ces enfants muets qui ne l'ouvre que pour chanter. Quand ils sont seuls. Quand le monde leur appartient, même si ce n'est que provisoire ; pour une poignée de seconde. Une poignée de gosse… Je savais où aller pour m'approprier l'univers. Le mien, celui que je laissais en sommeil 22 heures par jour. A peine libérée de mes devoirs de môme, je filais hors des murs, des grilles et des sarcasmes de la maison. Pas la mienne, celle de mes parents. Cette parcelle de mépris au papier peint terni que je reniais pour oublier que je n'y avais aucun droit ; si ce n'est celui de me taire. Il me vient l'image d'un oiseau mort dans un bocal, la tête posée sur de la ouate imbibée d'éther… De quoi éteindre les chansons et faire grimacer les sourires.
Je m'effilochais hors du champ de vision de mes parents qui finalement, se réduisait aux cinquante centimètres de leur écran de télé. Et me laissais porter par trop d'élans contenus jusqu'aux endroits où ils n'avaient pas leur place. Mon auditorium de solitude rassurante. Là où je pouvais lancer haut cette voix fluette, striée de violence. Comme un rossignol ivre, une cantatrice hystérique… Comme une gosse qui se prendrait pour Dalida parce qu'elle l'a vu en robe de strass, en robe d'étoiles, en robe de diamants peut-être ; est-ce que ça existe vraiment des robes comme ça ?

Alors, au bout de la piste cyclable, au bout du chemin de terre à droite, au milieu des champs fraîchement retournés, je chantais. Je hurlais de la musique. Je gueulais de la chanson d'amour. J'étais un geyser ; je crachais par salves des flots de vie têtus, retenus, bâillonnés. Plantée au centre de mon univers de vent et de vide, de terre et de pluie, je chantais. Baragouinant des paroles dans des langues que je ne connaissais pas. Levant les bras au ciel pour implorer son attention à lui, la seule que j'imaginais pouvoir obtenir… Parce que jamais il ne me tournait le dos ou ne me faisait taire. Il arrivait qu'un soleil inattendu apparaisse de derrière mes lourds nuages picards et là je savais… Je savais qu'il aimait. Je sentais que personne ne pouvait pénétrer mon monde. Quand je chantais pour lui, sa présence silencieuse me protégeait de tout le reste…

Je me souviens de tout maintenant.

Je n'avais pas dix ans.
Manu, Manureva…
Chanter oui… Crier sa colère, hurler sa douleur ou sa détresse, non. Pas de ça chez nous. Pas moi en tout cas, jamais. Les cris et les hurlements qui vous font mal aux tympans et font vibrer vos tripes, ça ne faisait pas partie de mes prérogatives anémiques. C'était l'ultime privilège de mes parents. Et bien qu'ils en aient fait usage quotidiennement, ils ne m'ont pas apprit ça. J'ai refusé cet apprentissage. Je ne sais pas crier… Et j'espère ne jamais savoir, ni avoir à le faire, poussée au bord des mêmes gouffres que les leurs. Mes larmes aussi sont silencieuses. Toute douleur que je puisse ressentir reste sourde et muette hors de mon univers intime. Et si je ne chante plus, ni au ciel, ni aux vents. C'est que mon timbre s'est éteint quand les cris se sont tus. Les aboiements des chiens de garde, les papiers peints jaunis et les grilles rouillées ont disparu au détour d'un boulevard. Couverts par le bruit d'un moteur qui démarre.

Depuis, j'ai apprit pas à pas l'autre langue. L'autre façon de dire et d'être au cœur du monde. Le langage de ses signes. Ceux avec lesquels je couche parfois mes frissons sur des autoroutes de pages blanches ; Déracinée de ma terre et de ses vents de pluie, je les abandonne volontiers au fil de vos lectures… Silencieuses…

 



31/03/2008
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