Enfance amère

 

 

Quand je suis née, je n'étais pas désirée. Par ma mère du moins. Je ne me lamente pas mais cet état de fait est important pour la suite. Donc « maman » puisque c'est ainsi qu'il faut que je la nomme, n'était pas à la fête ; Et pour cause, une vingtaine d'années plus tard j'ai appris –de sa bouche !- qu'elle n'était pas très sûre que je sois bien la fille de l'homme qui m'avait donné son patronyme. Pourquoi m'avait –elle avoué cela ? Etait-ce seulement vrai ? J'aurais pu vivre très heureuse en l'ignorant. Sans doute l'affection que je portais à mon « père » lui faisait-elle de l'ombre…

 

Enfin bref, troisième et dernière fille de la fratrie issue de cette femme-là, j'ai été élevée  dans un style assez peu orthodoxe. Du style, échanges de coup de sabots de mauvais cheval quand ce n'était pas les gifles tourbillonnantes et autres marques d'attention physiques et douloureuses. Oh, pas des brûlures de cigarettes (maman ne fumait pas) ou des supplices atroces. Juste la trempe, la punition a genoux sur une règle ou la privation de nourriture ou de soins. Bref, depuis toujours je sais à quel point un enfant peut être polymorphe par soucis de survie.

 

Avant l'âge de dix ans, j'ai ouvert un dictionnaire pour comprendre ce que voulait dire le mot avorter. A force d'entendre : si j'avais pu avorter quand j'ai su que je t'attendais je l'aurais fait ! Cela m'avait titillé. La notion est restée floue quelques temps encore mais l'idée du concept était bien présente à mon esprit. Ma devise d'enfant est vite devenue : tu ne veux pas de moi, et bien moi je ne veux pas de toi non plus. Je me tournais donc vers mon père. Lui, souvent absent savait néanmoins témoigner de l'affection à ses filles. Il devînt vite mon héros face à la marâtre qui me rejetais continuellement. C'était une position facile pour lui ; il rentrait, je me jetais à son cou alors que sa femme tolérait à peine qu'il l'embrasse sur la joue. Avant mon adolescence, il essaya bien de faire comprendre à ma mère que je méritais mieux que son mépris, en vain. Vers mes onze ans, elle me prit en aparté pour grogner les dents serrées : si je quitte ton père ce sera à cause de toi ! Tu es toujours à aller raconter tout ce que je fais ! De toute façon tu es mauvaise, aussi mauvaise que tu es moche ! Si je pars, ton père, il se tuera c'est sur !

J'ai donc fini par me persuader qu'elle disait vrai. Et je me suis éloignée de lui. Je voulais le protéger. Là vous allez penser que j'exagère, j'en suis persuadée. Ou bien vous vous demanderez ce qu'il en était avec mes sœurs aînées. Je n'exagère rien, et mes sœurs étaient parties de la maison des l'âge de dix sept ans ; elles vivaient loin. J'étais seule. Et c'est là que l'ironie de la situation me fait sourire jaune. Ma mère n'ayant plus que moi à la maison, elle se mit à chercher un travail. Nous habitions alors une maison perdue dans la campagne, sur le bord d'une nationale très fréquentée. Le ramassage scolaire se faisait en car et dès l'âge de huit ans je devais me rendre à l'arrêt seule. Unique enfant de ce hameau, vous n'imaginez pas le nombre d'hommes qui peuvent proposer à une fillette un tour en voiture ou en camion d'ailleurs. A chaque fois, pour toute réponse, je fixais le pervers et crachait un juron ou une expression déjà entendue dans la douce bouche de ma mère : Va mourir connard, ou salaud etc. Il m'est arrivé de prendre la fuite aussi, une fois ou deux. Quand l'homme éteignait son moteur et descendait de son véhicule. Là, la panique me changeait en courant d'air. Mais bon… Avec le recul je sais que j'ai eu de la chance ; c'est sans doute pourquoi je suis aussi protectrice avec mes enfants aujourd'hui.

Donc, ma mère finit par trouver un travail. Et quel travail pour une mère comme elle ! Elle devînt, par je ne sais quelle opportunité, nourrice à la DA SS. Ironie du sort ou manque de curiosité des administrations ? Je ne sais pas trop. Tout ce que je me souviens de cette époque d'avant l'arrivée des enfants c'est qu'elle se vantait d'avoir trouvé le boulot en or, bien payé, à rester chez soi. J'en ai la nausée encore aujourd'hui quand j'y pense. Aucun élan de compassion pour ces gosses déjà malmenés par la vie, ce sentiment ne faisait pas partie de son caractère. Bref, vint le jour où je rencontrais les premiers « gosses de la DA SS » dont elle devait avoir la charge. « Gosses de la DA SS » c'était l'appellation préférée de ma mère, leur titre officiel même au sein de la famille.  Les deux premiers enfants–qui allaient rester chez nous trois ans- furent deux frères ; L'aîné, Marc âgé de sept ans et le petit, Franck, de dix huit mois. Leur père les battait, eux et leur mère. On les avait donc confiés à une nourrice pour les mettre à l'abri de ces violences. J'ai presque envie de rire là. Ou de vomir, j'hésite. Marc était un petit brun souriant pas très finaud mais attachant ; son petit frère était tout son contraire physiquement : très blond, les yeux clairs et plutôt triste pour un si jeune enfant. Son vécu expliquait cela évidemment. D'emblée, j'ai prit ces deux intrus en grippe. Je ne voulais rien avoir à faire avec eux. J'avais déjà tant de mal à exister dans cette maison, je me suis imaginée que ma mère avait enfin ce qu'elle avait voulu : des fils. Je me trompais. Je l'ai réalisé au fil des jours. Ma mère n'avait jamais voulu de fils plus que de filles, elle n'avait jamais voulu d'enfant réellement voila tout. En tout cas, elle n'était pas faite pour en avoir.

 

En société, ma mère passait pour une femme généreuse et courageuse. Pensez-vous, recueillir ces petits malheureux ! Dans l'intimité la vérité était toute autre… Les coups, brimades, punitions toujours plus innovantes allaient de soi. Marc cassait un objet sans le vouloir, à genoux sur une baguette de bois pendant une heure, après la « trempe » bien sûr. Il faut noter un détail au sujet des trempes de ma mère : elle ne s'arrêtait de cogner que quand l'enfant pleurait ET criait suffisamment fort. Sinon à quoi bon ? Donc ensuite punition. Un jour elle jugea que la baguette ne rentrait pas assez dans les genoux. Elle s'appliqua à clouer dessus des capsules de bouteilles de bière. Une autre fois, elle fut excédée par le fait que Marc buvait plus d'un verre d'eau au cours d'un repas. Elle le força à boire un broc entier ; il finit par vomir tout le liquide, juste avant de repartir pour l'école. C'est étrange comme je revois distinctement ce broc. Un produit Arcopal en verre marron…

 

A cette époque, j'ai apprit à me fondre dans le décor et j'avais la paix. Bien sûr si je faisais une tâche sur ma robe j'avais droit à quelques noms d'oiseaux du genre : marie-salope. Mais c'était un moindre mal comparé aux garçons. Aujourd'hui je ressens une culpabilité étouffante en pensant à eux. Mais quand on ne reçoit rien, on a rien à donner. Nous vivions sur deux planètes différentes et je ne les ai jamais laissé visiter la mienne.

 

Je n'étais pas très bonne à l'école et la moindre appréciation du type « médiocre » écrite en rouge sur  mon cahier me vexait profondément. Mais je n'arrivais pas à apprendre mes leçons par cœur. Tout s'embrouillait dans ma tête dès que je répétais bêtement. En fait, si je n'avais pas comprit quelque chose au moment où l'institutrice nous l'expliquait, je n'arrivais pas y voir clair en relisant la leçon seule, à la maison. C'est là que je me suis transformée en éponge. Je voulais avoir de bonnes notes donc il fallait que je comprenne tout à la première écoute. Et ce n'était pas si simple. Le tri se fit donc naturellement. Je retenais plutôt bien les règles de grammaire, l'histoire, la géographie, les sciences naturelles… Pour le reste, tout ce qui touchait aux chiffres, je me retrouvais vite face à un mur opaque. Donc j'abandonnais cette matière purement et simplement, trichant juste assez pour donner l'illusion du travail. Ma moyenne flottait difficilement entre le quatre et le cinq… Inconsciemment ou nom, je m'évertuais à essayer de ramener de bonnes notes à mes parents. Toute fière de présenter un dix sur dix en dictée à ma mère, comme si cela aurait suffit à changer son comportement envers moi. Dans les bons jours, elle lâchait un : c'est bien, comme si elle le vomissait. Dans les autres jours –plus quotidiens- elle me demandait avec un sourire narquois : et en maths, tu as eu combien ? Je ne répondais pas la plupart du temps. Ces moments d'échanges scolaires étaient les seuls que nous ayons à cette période. J'avais dix ans à peine et nous n'avions déjà plus rien à nous dire. Je ne lui disais rien mais je l'observais. Comme on regarde, fasciné, un requin évoluant dans son bassin. Et j'apprenais beaucoup. Les garçons confiés à ma mère étaient comme deux petits cobayes à mes yeux. Leur jeune âge et leur innocence leur faisaient commettre des bourdes déclenchant aussitôt la colère de ma mère.  Je prenais note des erreurs à ne pas commettre, me tenant ainsi toujours à l'écart de ses accès de fureur. La révolte était pourtant là, dans ma tête. Et la guerre aussi, sans que mon ennemie ne le sache. J'évitais de la croiser dans la maison, pendant les repas je l'observais encore et toujours. Et comme elle n'avait pas besoin de raisons réelles pour distribuer réflexions acerbes et sarcasmes, je répondais. Dans ma tête. Au début, je m'imaginais lui répondre d'énormes insultes ; De celles qui défoulent sans savoir pourquoi. Des mots laids, sales, lubriques et pourtant tellement apaisants quand on n'est que colère. Je me sentais constamment électrique, il suffisait qu'elle me frôle pour que tous le poils de mon corps se dressent. Je ne supportais plus son contact, son odeur, sa voix. Je n'y trouvais rien de positif, de bon…

Avec le temps, je ne supportais plus le contact des autres personnes non plus. Ni mon père, ni même mes sœurs que je voyais rarement. Je n'avais de contacts physiques qu'avec mon chat et les autres animaux de la maison. Leur présence m'apaisait toujours. Je vais en faire sourire quelques uns en disant que l'on peut s'attacher à une poule, un canard ou même une dinde. Mais j'aurais certainement pu me prendre d'affection pour un arbre s'il avait eu un regard à tourner vers moi…

Aujourd'hui encore, la trentaine passée, j'ai beaucoup de mal à toucher physiquement les gens qui m'entoure. Et entre sœurs, nous ne nous câlinons jamais et nous ne nous sommes jamais dit de petits mots de tendresse. Comme si on nous l'avait interdit en nous en privant. On imagine pas la répercussion des gestes ou des non-gestes des parents dans la construction d'un enfant.  Je me suis fabriquée moi-même. Comme un château de sable constamment remanié,  les fondations balayées par la mer. La forteresse que je me suis bâtie est ma prison maintenant. Et je ne détiens pas les clefs. Je suis et serais toujours hantée par cette enfance d'amertume. Je peux la raconter, en parler à qui veut l'entendre, elle sera toujours la même. La mienne.

Si j'ai apprit seule ce qu'une mère devrait enseigner à sa fille, je n'ai aucun regret. La transmission des secrets féminins, comme mille petits cadeaux du quotidien m'a manqué certes. Mais j'ai su voler ces instants à d'autres qu'à celle qui m'a mise au monde. Et je vole encore, j'apprends chaque jour ce qu'une mère, une femme doit être et doit donner. Peu de choses m'atteignent aujourd'hui mais bien plus que quand j'étais petite fille. Personne ne me tient la main sur la route mais je m'en fous. Je suis mère à mon tour, mes mains et mes bras sont pleins. Mon cœur est béant, débordant d'amour et d'espoir. Cela peut paraître mièvre de le dire comme ça mais c'est la vérité. L'autre est mon miroir, je crois en lui. Je sais qu'on peut aimer sans craindre d'être rejeté. Et quand bien même, je pardonne facilement tant je me méfie de la perfection. Et finalement quand je regarde en arrière, c'est elle qui m'a apprit tout ça. Ma mère. J'ai prit le négatif d'une photo d'elle et j'y mets toutes les couleurs qu'elle ignore. Le contre-exemple par excellence. Une image de mère distordue que je redresse patiemment, passionnément. J'ai toujours aimé les puzzles…

 

Je suis un accident de la nature, pas un enfant de l'amour et alors ? Nous sommes des milliards dans cette situation et nous vivons pourtant. Nous faisons des enfants, nous aimons. Imparfaits et pourtant si purs. Je ne garde qu'une leçon de cette enfance aux relents de haine ; Naître et grandir par accident c'est naître plus libre que les autres, ceux qui ont eu de la chance. Pas aimé ? Donc pas d'obligation d'aimer, de rendre ce que l'on nous a donné. Le choix nous appartient.

 



31/03/2008
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