Hameau de la sucrerie de Françières

 

 

 

Je garde en moi ce jardin aux souvenirs. Je sens toutes ses odeurs, je sais tous ses détours. Les planchers effondrés, les poutrelles d'acier en décrépitude. Les relents de moisissures, de vieilles huiles de vidange abandonnées un peu partout… Des plantes vivaces et d'étranges parterres de mousse y poussaient pourtant. Et les rats, les vipères et toute cette vie grouillante que je croisais, parfois seulement du regard. Moi, fillette silencieuse, errant au cœur de la carcasse moribonde de ce village usine… Je me souviens que par endroit, le parfum des camomilles me donnait la migraine ; Elles envahissaient tout à la belle saison. Comme un tapis mordoré déroulé aux pieds d'une vieille femme voûtée vers l'oubli… Et parmi cette profusion de fleurs sauvages, je me retrouvais souvent plantée devant une charogne, vision qui me plongeait dans une torpeur contemplative intense. Sans dégoût, sans pitié. Avec la nonchalance des enfants élevés à la campagne. Ceux qui aident à « épiauler » les lapins, plumer les poules ou saigner les cochons. Je rencontrais souvent des Lièvres, inconscients de ma présence car rongé par la Myxomatose. Leurs jolis yeux vitreux presque fermés par d'immondes croûtes. Il m'arrivait de leur murmurer des mots de compassion, les sachant à l'agonie. Les enfants ont ce goût des causes perdues… Mais je savais néanmoins qu'il était hors de question pour moi de les toucher. Qu'ils aient été malades ou simplement blessés d'ailleurs. La maison de mes parents n'était pas un refuge, loin de là, et il ne l'avait jamais été.

 

Sans le savoir, sans le vouloir, j'étais un fantôme pendant ces promenades solitaires. Observant, ressentant, mais sans jamais agir sur ce qui m'entourait. Comme si j'étais chez moi en ces lieux, sans l'être réellement. Je suis allée partout pourtant. J'ai tout visité. Du bassin de décantation devenu étang avec les décennies, à la chapelle de la maison des maîtres. Des salles de bain de marbres bleus aux douches collectives des ouvriers. Du magasin de fournitures aux murs couverts d'une multitude de niches de bois, au laboratoire des chimistes ; Nid d'aigle au sol et aux murs de verre et d'acier surplombant une salle immense remplie de machines énormes. Je me rappelle de mon excitation en entrant dans les locaux administratifs de la Sucrerie. Au centre d'une grande pièce jonchée de vieux papiers, je l'ai vu. Il aurait été difficile de le rater : 2 mètres sur 2 environ, noir comme l'enfer, presque un monstre pétrifié dans une posture stoïque. Son imposante porte blindée béante, ce coffre-fort ne protégeait plus que les toiles poussiéreuses des araignées…

 

Il y avait un passage que j'empruntais souvent. En haut d'un escalier étroit donnant sur l'extérieur, un guichet minuscule prêt d'une machine à pointer. Je m'arrêtais toujours en haut des marches et regardais derrière moi. Qu'est-ce que je m'attendais à voir en bas ? Une file d'ouvriers spectrale ? Je ne sais plus…

Un peu plus loin, une succession de portes restées ouvertes depuis toujours. Des couloirs, des cours, des salles presque vides où les plus grosses machineries à moitié désossées paraissaient dormir paisiblement. Amputées de leur utilité. Sans réaliser. Sans savoir…

Il arrivait que le soleil se fraye un chemin à travers cet abandon de pierres et de rouille. Pendant un instant, j'aurais voulu que tout s'anime. Que les hommes reviennent entasser les betteraves dans les cours. Voir le petit train promener ses wagonnets de pulpe jusqu'aux fours, sous l'immense cheminée de briques… Et la lumière passait son chemin pour retourner éclairer les vivants. Je poursuivais alors le mien jusqu'à cette petite maison basse au cœur du village. Cette bâtisse grise aux deux pièces où restaient encore les squelettes métalliques de trois lits. Et une petite baignoire  de zinc. Je n'ai jamais su qui étaient ceux qui vivaient là. Des gardiens ? La famille du jardinier ? Parce qu'il faut dire que cette habitation se situait juste à côté de l'entrée du jardin des maîtres. L'endroit qui m'attirait et qui m'effrayait le plus. Je devais avoir huit ou neuf ans la première fois que je l'explorais seule. Après environ trente années livrées à elles-mêmes, les jolies plantations paysagées avaient évolué anarchiquement. Ce qui faisait que, selon les saisons, cette jungle aux allées encore vaguement alignées changeait totalement de visage. A certaines périodes, délire de couleurs et de fragrances sucrées de roses, de lys et d'iris et à d'autres, champs de bataille jonché de branchages morts, de ronces et de feuillage putréfié. Peu m'importait la saison, l'angoisse habitait ce jardin pour moi. Même le si joli bassin aux rochers prisonniers du béton me donnait la chair de poule. Pourtant je me souviens avoir été éblouie en le découvrant la première fois. Peut-être parce ce genre de luxe d'agrément était plutôt rare par chez nous. Ma mère a fini par en avoir un dans son jardin un jour. Plus modeste que celui-ci bien sûr, et moins effrayant aussi…

Quand je traversais ce jardin, tous mes sens étaient en éveil. Il suffisait qu'un rat ou un lapin de garenne traverse ventre à terre l'allée devant moi pour que je sois pétrifiée. N'osant même plus me retourner,  les tympans, les narines et les yeux soudain ultrasensibles aux moindres changements. Pourquoi toujours revenir ici ? Je savais ce qui m'y attendait… La peur. Incoercible, inexplicable, incohérente. Pourtant j'y revenais, à chaque fois. Et à chaque fois, au bout de l'allée principale le point culminant de ma terreur. La silhouette verdâtre d'un kiosque de bois. M'en approcher était une torture physique et mentale. La poitrine oppressée, sourcils froncés, mains moites. Du plus près que j'aie pu m'en approcher, j'y ai aperçu deux chaises longues aux travers des persiennes décrépies. Mais la plupart du temps je prenais la première allée transversale sur la gauche pour retourner vers le village. Laminée par mes propres angoisses d'enfant…

 

 

 

 

Pas vraiment un roman, plutôt un rendez-vous vers lequel je reviens de temps en temps pour y ajouter un souvenir.

 



31/03/2008
9 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 17 autres membres