Bien sûr que je m'en souviens. Je me souviens de tout ce qui s'est passé ce soir-là.

Du plateau de sushis que je me suis envoyé chez May et des trois ou quatre cocktails dans lesquels je l'ai noyé. De vrais cocktails maisons comme elle aime à les appeler. Avec assez d'alcool dedans pour oublier la distance entre Saïgon et Paris… Enfin, ça c'est  ce qu'elle dit la vieille May, moi Saïgon, j'arrive même pas à l'imaginer. Je dois avoir un truc coincé là-haut, je ne peux jamais rien imaginer. Et ça ne date pas d'hier, déjà toute petite quand on me disait « si tu travailles bien à l'école tu pourras faire le métier de tes rêves ! Tu gagneras bien ta vie et tu pourras t'offrir tout ce qui te fera envie, tu imagines ? ». Ben non. J'imaginais pas. Et c'est dommage parce que si j'avais eu un brin d'imagination, je ne serais pas devenue ce que je suis… Mais finalement non, peut-être que si j'avais été capable de visualiser mon avenir, ça n'aurait rien changé. Les cartes étaient peut-être déjà distribuées dès le départ, bluffer n'aurait pas servi à grand-chose. Le destin, ou une connerie de ce genre. Le dernier refuge des désespérés…

 Avant de partir de chez May, j'ai fait une pause aux toilettes. Histoire de voir si j'étais en état de faire face à la clientèle. Si j'étais assez éméchée pour ne plus sentir leurs regards sur moi et le reste… Et je suis partie. Je me suis inoculée à la rue comme une métastase de plus à son cancer. Il faisait bon dehors, j'avais presque trop chaud dans ma robe de vinyle. Et dans mes bottes, l'horreur ! Je ne les enlèverais pas ce soir… De loin j'ai aperçu Marie et Cerise, un petit signe qu'elles m'ont rendu en même temps. Deux sourires sous les lampes au sodium, ça m'a fait du bien pendant deux secondes. Après j'ai remit mon cerveau sur pause, le reste de mon corps connaît si bien la manœuvre qu'il se débrouille tout seul. Un pas devant l'autre avec des talons de 15 cm, ça tient du miracle chez les rombières mais ici, c'est naturel. On laisse aller ses hanches, caricature de sensualité. Il n'y avait pas beaucoup de circulation ce soir-là, je me suis surprise à me demander si on était pas le 24 décembre. Un éclair de lucidité « t'es conne ma pauvre, on est en Mai ! ». Et en pensant au printemps, j'ai plongée la main dans mon sac à la recherche de Jack. Le petit Jack Daniels, mon meilleur ami, peut-être le seul. Une ou deux gorgées et à nouveau, niveau d'imagination zéro… Je ne sais pas au bout de combien de temps la première voiture à ralenti à ma hauteur. Un petit chauve « Tu me fais un prix ce soir ? Je suis un peu juste… ». Apparemment, j'avais déjà eu affaire à lui, j'ai lâché : » T'es pas à la médina ici, on marchande pas. ». Il a redémarré en crachant un « connasse » qui m'a fait sourire ; S'il m'avait traité de Salope, je crois que j'aurais pissé de rire. Mais quand même, la plante de mes pieds commençait à me brûler et ça, c'est jamais bon signe. Les trottoirs, on est pas censées y faire des records de pas perdus mais du fric ! Alors je me suis plantée sous un réverbère, bien visible sous la lumière, résolue à ne pas bouger. Il devait être aux alentours de minuit parce que j'ai vu Nat sortir des WC publiques, la démarche hésitante. Réglée comme une horloge la Nat, premier fix à minuit pour bien démarrer sa journée de 20 heures… Bref, la bagnole verte est arrivée juste après. Une familiale, un monospace comme ils disent dans les pubs. Un truc assez grand pour les deux gosses, le chien et maman à côté de papa. Assez grand pour s'endetter sur dix ans et caser toutes les valises…Le truc pratique quoi. Bien sûr les publicistes ne peuvent pas montrer l'autre côté pratique de ce genre de caisse. L'économie de la chambre d'hôtel pour les maris frustrés. Tous ces pauvres gars amoureux d'une femme qui a la nausée quand elle les suce. Qui trouve que la sodomie c'est contre nature… Qui parle de ce que leur ont apprit leurs mères pendant la nuit de noce. Leurs femmes quoi.

Le dernier en date, arôme de polar...