Le chat du roi

 

 

 

Je sens la mort. Je le sais bien. Les autres m'évitent, ils l'ont sentit eux aussi. Je vais rester au chaud et l'attendre ; ou dormir… Elle me prendra quand elle voudra, je suis prêt. Et en attendant, je peux me souvenir. Mes neufs vies ont été bien remplies. Comme autant de chattes que j'ai pu croiser. Pas d'histoire d'amour là-dedans, juste une question d'instinct. L'amour chez nous, c'est différent ; Il nous lie rarement entre nous. Mais nous pouvons aimer les hommes, ceux qui nous nourrissent et nous adulent. Et à l'heure où mon règne ici s'achève je me souviens d'un roi humain que j'ai aimé. Tout comme il m'aimait, je crois.

 

Au hasard de mes errances, quand j'étais jeune encore, je me suis retrouvé en un lieu qui ne ressemblait à aucun autre. Jamais je n'ai plus visité d'endroit comme celui-là. Le pays des odeurs comme je l'avais baptisé alors… Une contrée où j'ai apprit toutes les senteurs de l'humanité. Tous ses relents aussi… Bref, un jour que je me reposait au soleil d'un rude hiver, un bruit de pas sur la terre sèche mit mes sens félins en alerte. Je redressais la tête pour fixer du regard la haute silhouette qui m'approchait. Un humain mâle, je savais d'expérience qu'il fallait s'en méfier. Mais il s'immobilisa à une courte distance et m'adressa quelques mots dans ce langage que nous ne pouvons comprendre. Sa voix était calme et douce, il murmurait des sons gutturaux en souples modulations. Non sans m'être étiré au préalable, je lui adressais un regard plissé par le soleil trop blanc. Il n'osait s'approcher mais s'accroupît en me tendant la main. Ma nature curieuse me poussa à aller jusqu'à cette main tendue. Elle sentait le cuir, je distinguais à peine l'odeur de la peau de l'étranger. Il devina que son gant serait une gêne dans notre rencontre et l'ôta souplement. Et peu après, je laissais ses longs doigts blancs caresser ma tête. J'ai toujours adoré les caresses. Certains membres de ma race considère ces gestes humains comme une drogue et craignent d'en devenir dépendants. La dépendance ne m'a jamais fait peur, je l'ai toujours assumé. Et il m'est arrivé de vivre longtemps auprès d'humains qui, à défaut de me nourrir me comblaient de caresses. C'est peut-être ça l'amour pour moi…

 

Au fil des jours suivant, je pris mes quartiers chez cet homme ganté. Au pays des odeurs. Et ce n'est que quand j'eus marqué sa maison de toutes les traces possibles que je commençais à prendre possession des alentours. Je compris vite que cet homme était le maître incontesté de ce pays. Un roi puissant et polymorphe capable d'inspirer une crainte indescriptible à ses sujets et de me donner toute la douceur et la tendresse du monde. Et cette injustice m'était bien égal, seul comptait mon bien-être. Et ma survie… Mon territoire suivait les traces de ce monarque étrange. Je percevais les effluves de cuir et de cirage de ses pas près de chaque clôtures, juste au-dessus des exhalations nauséabondes des chiens que ses sujets tenaient en laisses. Parfois je me glissais hors de ses limites pour aller musarder dans les bois des environs. Mais j'y revenais toujours, certain de trouver un bol de lait tiède sur le rebord de la fenêtre royale de l'habitation centrale. Je dis centrale car ce pays grouillant d'humain comptait un grand nombre d'abris pour les humains. Je les ai tous visité, curiosité oblige. Et à chaque fois que je quittais l'un d'eux, c'était convaincu de la puissance de mon maître. Lui seul jouissait d'un confort extrême. Les autres–quasiment toutes- n'auraient même pas convenu à un misérable chien errant. Ces maisons où des humains s'entassaient, empestaient la mort, l'urine et le sang impur. J'y ai découvert ces odeurs en apprenant que des créatures vivantes pouvaient les exhaler. J'en ressortais écoeuré, car au chœur de ses bassesses odorifères, ces humains là se permettaient en plus de me donner la chasse. La bave aux lèvres et l'œil fou. A moi ! Le chat du roi ! S'il l'avait su ! Ce n'est que plus tard que j'ai comprit la raison d'un tel comportement. Quand, dans les bras d'une femme, cachée sous un de ses abris, j'ai humé à sa bouche l'âpre odeur de la faim. Cette senteur-là m'a hanté trop longtemps à l'époque. Le goût du lait, et des abats frais dont mon monarque me nourrissait, perdait de sa saveur. L'appétit était là mais le contentement s'étiolait…

Pour m'occuper je chassais. Les rats ne manquaient pas dans ce pays ; les moineaux, les pigeons et même les mouettes croisaient mon quotidien. Les corbeaux étaient bien trop gros et dangereux avec leurs becs énormes tout maculés de terre. Et de toutes manières, les corbeaux sentaient mauvais. En partie à cause de leur nourriture. Ils fourrageaient à longueur de journée derrière les grands bâtiments où mon maître rendait la justice. Et ces bâtiments-là empestaient, j'évitais de m'y rendre. L'unique fois où je m'en suis approché, j'ai observé le roi à son office. Une foule grouillante d'humains puant la peur entrait, nue, dans le bâtiment. Mon maître, dressé à quelques pas de ces gens les observait d'un air sévère. J'aurais pu toucher la haine qui émanait de lui en ces instants. Et là, j'ai frissonné en le regardant. Et pour la première fois, ce n'était pas d'aise. Quelques minutes après que les humains furent entrés, je perçus une odeur affreuse qui me fît fuir ventre à terre à l'autre bout de ce pays. Je ne l'ai plus jamais sentie, je crois qu'elle n'existait que là-bas… Et comme le roi était puissant, après chaque séance de justice, il neigeait sur son royaume. La seule et unique neige chaude que j'ai vue de toute ma vie. Cet homme-là avait tous les pouvoirs…

 

Pendant mes parties de chasse, je tuais souvent. Sans états d'âme, ainsi va la vie. Parfois je mangeais ma proie, parfois je l'abandonnais à son pourrissement. Mon maître en faisait autant. Mais il n'utilisait pas ses mains ou ses dents. Il n'affrontait sa victime que du regard, et encore ! Sa voix pour moi si chaude, rugissait quelques mots secs à l'encontre d'un de ses sujets et celui-ci s'en trouvait pétrifié. Je sentais la peur envahir le pauvre humain interpellé. Une senteur acide et froide, progressivement intense… Et bien souvent, le roi sortait son sceptre noir et le pointait sur la nuque du sujet défaillant. La colère du maître jaillissait dans un bruit de tonnerre et l'homme, ou la femme, ou l'enfant… Tombait. Comme ses moineaux dont je brisais le cou. Ces chairs sans vie que j'aimais à malmener par jeu. Mais le roi ne jouait pas. Il tournait les talons et s'en allait ailleurs. Il tuait c'est tout.

 

Quand il rentrait après avoir rendu la justice, je ne me précipitais pas sur ses genoux. Je le regardais déambuler comme un pantin sur sa scène intime. Parfois, il était très nerveux, en sueur, parlant tout seul. Ou me parlant à moi qui ne comprenait rien ; avec des intonations de justifications, de bonne cause…Enfin ce que j'en sais moi…

Dans ces moments là, je le laissais seul avec ses responsabilités et retournais chasser. Mais tout de même… Un jour que j'avais attrapé et occit un gros pigeon dodu, je décidais de lui en faire cadeau afin de lui apprendre les joies du jeu. Assit derrière son grand bureau, il ne me vît pas entrer, la proie entre les crocs. Je vins la déposer à ses pieds avec forces ronronnements satisfaits. Dès qu'il posa les yeux sur moi et mon présent, il émît une sorte de grincement de mécontentement qui me fit m'écarter par réflexe. Avec un air dégoûté il attrapa le pigeon en maugréant et le jeta par la fenêtre. Puis il m'admonesta quelques réprimandes et me fit sortir de son bureau. Sans violence aucune, mais ma fierté féline s'en trouva tout de même contrariée. Il n'avait rien comprit, tant pis pour lui. Je retournais à mon pigeon dont la dépouille avait atterrit près d'un grillage. Je fouissais un peu du nez dans les plumes, humant la chair encore tiède mais non. Non, je ne le mangerais pas. D'ailleurs je n'avais pas faim. Et la réaction de mon maître m'aurait coupé l'appétit de toutes façons. J'entrepris de nettoyer mon pelage de cet affront quand mes yeux rencontrèrent ceux, hagards, de trois humaines derrière le grillage. Je crus un instant qu'elles admiraient ma prestance mais je compris vite que le pigeon mort les intéressait davantage. Toutes les minauderies du monde n'auraient pu arracher leurs regards de l'appétissant volatile. Peut-être ces êtres là sauraient apprécier le jeu de l'après chasse ? Je décidais d'en savoir plus et en deux ou trois coups de pattes, je poussais l'oiseau jusqu'à elles, au ras de la clôture. Leur fébrilité et leur empressement à tirer le pigeon de leur côté m'effraya un peu et m'ôta toute envie de jouer. Surtout qu'elles s'éloignèrent prestement en dissimulant ma prise sous leurs guenilles. Je restais interdit. Et lentement, presque douloureusement mon esprit d'animal comprit. Je reprochais au roi de tuer gratuitement. Mais j'en faisais autant. Le plaisir du jeu comme excuse facile à ma cruauté. Car la seule excuse acceptable aurait été la faim. Et j'étais nourri, repu chaque jour… Un sentiment étrange m'envahissait un peu plus chaque jour. Ce qui doit être de la culpabilité chez les humains… Dans ces moments de malaise, je rejoignais toujours le même baraquement. Je savais y trouver une femme aux jambes inconfortables mais aux mains expertes dans l'art des caresses. Ses doigts, ses mots et son souffle d'affamée dans mon cou me transcendaient. Au fil des jours, je pris l'habitude de la rejoindre au moment de son départ pour les champs hors du pays et à son retour, le soir. Mais dans cet intervalle, je m'ennuyais. Et la compagnie du roi me devenait de plus en plus désagréable. J'attendais donc cette femme aux abords de son abri. Et les lieux grouillaient de vermine. Et, faiblement, j'ai cédé à mon instinct en attrapant au passage deux jeunes rats inconscients. Atterré par l'impuissance de ma volonté, j'abandonnais les deux rongeurs à la porte du baraquement, espérant que des humains me débarrasseraient de ces preuves gênantes attestant de ma faiblesse ; comme ils l'avaient fait pour le pigeon.

 

Le bruit des pas lourds des sujets du royaume revenant du labeur me réveilla en fin de journée. Je reconnus vite la silhouette de mon amie aux douces mains. Sans penser une seule seconde à la foule famélique que je traversais en trottant joyeusement, je faillis être victime de ma candeur. Une multitude de doigts et de mains fondit sur moi dans une frénésie effrayante. Il me fallut toute ma vélocité féline pour m'extirper de ce guet-apens improvisé. Je filais entre cette forêt de membres maigres et sales, empestant la souffrance ; Et j'allais instinctivement me cacher sous le baraquement pour m'écraser au sol entre deux mottes de terre. D'où j'étais, je regardais ces humains en plein délire grattant le sol à deux mètres de moi. La panique m'envahissait à mesure que je voyais leurs doigts crochus s'écorcher sur le sol durcit par le gel sans que cela n'entame leur détermination démentielle. C'est du moins, ce que je pensais car un cri déchirant figea ces humains en transe. Je perçus une voix humaine secouée de sanglots et chacun se releva pour l'écouter…

 

 

 

Presque terminé mais pas encore



31/03/2008
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