Le livre (chapitre I)

Le Livre

Chapitre I : Héritage




J'ai avalé mon bol de soupe, fumé une autre cigarette, préparé mon sac… Je suis prête ; j'attends l'éblouissement coloré habituel. Le casque vissé aux oreilles, ma tête est vite envahie par les sons, la musique et toute l'ambiance des lieux…
C'est quand même pas banal. Je sais déjà ce qui m'attend à la première croisée des chemins de cette forêt monstrueuse. Monstrueuse oui, c'est le mot: arbres qui s'animent à tout bout de champs, lianes affamées, rochers bavards et énigmatiques... oui, c'est un peu monstrueux. Mais enfin, j'adore ça. J'ai déjà traversé les marais du pays sans retour et je suis là. Ce n'est pas une forêt maléfique de plus qui va me décourager.
Et puis après m'être échappée du château du roi des ombres, je peux aisément espérer me tirer de cette nouvelle épreuve. Si le Nécromancien n'a pas réussi à m'arracher l'âme comme il me l'avait promis, c'est que personne ne pourra y arriver. Non là je plaisante mais c'était pas une partie de plaisir ses séances de torture. C'est là que finalement j'ai changé d'avis sur le livre de mon cousin Martin. Je prenais ça pour une malédiction mais il n'y a pas que du mauvais là-dedans.

Ah oui, il faut peut-être que je m'explique un peu…


En juin 2004, l'année de mes trente ans, mes parents m'apprennent que mon cousin Martin vient de décéder d'un arrêt cardiaque.
J'avais un cousin Martin moi? Bah oui apparemment. Mon père me rafraîchit la mémoire et là me revient le souvenir d'un gosse carrément étrange. A l'enterrement de ma grand-mère maternelle, je devais avoir onze ans ; tous les enfants de la sainte famille cavalaient dans le jardin, bien loin des soucis des adultes. A un moment, j'ai refait les lacets de mon petit frère et j'ai aperçu les baskets rouges de ce fameux cousin Martin. Il était caché dans les thuyas, presque invisible. Je me souviens m'être approchée, un peu amusée ; après une vague seconde d'hésitation j'ai plongé les deux bras dans la haie d'arbres et j'ai tiré brutalement Martin hors de sa planque. Il n'a pas aimé du tout mais il était tellement effrayé qu'il ne s'est guère défendu. Les autres gosses sont arrivés pour voir le peu d'action qu'il y eu pu avoir dans ce jardin. Les bras croisés sur ma poitrine de gamine de la campagne, je toisais ce cousin bizarre avec un vague sourire cruel. Lui, assis par terre, recroquevillé contre le livre qu'il serrait de ses deux bras, il faisait peine à voir. Je crois que j'ai grogné un truc du genre : "T'es qui toi?", sans obtenir de réponse. Martin fuyait les regards de tous en cherchant une issue pour retourner se cacher.
Une de mes cousines -que je connaissais bien celle-là- dit alors : "C'est Martin, le fils de tante Janis. On le voit presque jamais parce sa mère le cache, il est mongolien."
Là-dessus comme un chien tourne le dos à sa crotte, elle s'éloigna en entraînant les autres à sa suite. Je découvrais donc mon cousin caché. Je me suis accroupie devant lui et j'ai voulu lui prendre son livre mais il a sursauté en geignant dès que j'ai approché la main.

C'était pas un mongolien mon cousin Martin. Je l'ai vu tout de suite. Je savais déjà ce que c'était le mongolisme, la fille de mes voisins l'était et sa mère m'avait tout expliqué…
Martin il était juste… étrange. Peut être attardé mais c'était très flou comme notion pour moi, je n'avais que onze ans après tout.
Je me rappelle que sa drôle de tête m'a fait sourire et je lui ai dit : "Bah dis donc, j'avais un cousin mystère! C'est marrant ça tu trouves pas ?" Il ne m'a pas répondu mais il a risqué un regard inquiet vers moi. En me redressant je lui ai tendu la main : "Allez Martin je m'excuse de t'avoir fait peur, lève-toi… "
Il me dévisageait sans oser réagir, ma patience légendaire était déjà à l'époque plutôt limitée : "Martin si tu restes ici les mauvaises herbes vont te pousser dans le trou de balle!" Il s'est levé d'un bond en regardant le sol derrière lui ; j'ai posé la main sur son épaule en riant: "Je rigolais Martin, ça peut pas arriver ce genre de trucs!" Pendant une seconde il m'a regardé d'une façon très intense, comme s'il voyait rire quelqu'un pour la première fois. Avec sa drôle de tête j'aurais pu avoir peur mais il a ébauché un sourire en s'essuyant le nez dans la manche de son pull. J'ai trouvé ça un peu dégueulasse mais ça m'a fait sourire et j'ai dit : "Ah ouais, t'as la classe en plus ! Bon, moi je suis Catherine mais tout le monde m'appelle Cat. Je suis donc ta cousine il paraît, et là-bas le petit brun qui creuse dans les rosiers c'est Richard, mon petit frère."
On s'est serré la main comme de vrais durs mais il restait muet. Ce n'était pas un problème, je pouvais meubler la conversation pour nous deux. J'ai donc enchaîné naturellement: "C'est quoi ce bouquin ? La bible ? On dirait que tu y es collé… Si tu veux pas me dire c'est pas grave. Tu as des frères et sœurs ? Que je fasse pas d'autres gaffes avec eux…"
Il a secoué la tête d'un air grave et un semblant de "Non" est sorti de sa bouche. J'ai sauté sur l'occasion: "Ah bah t'es pas muet ! C'est super ça. T'es pas mongolien non plus je suis sûre ?" Nouveau non de la tête, j'ai soupiré : "Mouais…ça va pas être facile quand même si tu y mets pas un peu du tien…"

Et là Boum ! Réponse de Martin: "Facile de quoi faire ?" Il avait une élocution lente mais claire, j'ai dû bredouiller en attrapant au vol la perche verbale qu'il venait de me tendre :

-"Bah…Pas facile de discuter ensemble, d'apprendre à se connaître, enfin tu vois ce que je veux dire?
- Aah oui je comprends… Mais toi… Tu parles si vite !
- Ouais je sais, on est toutes comme ça dans ma famille, les filles parlent vite. Dis donc tu as quel âge toi au fait ?
- J'ai quatorze ans.
- Moi seulement onze mais bon… ça te dérange que je sois si jeune?
- Non, pourquoi ?
- Je sais pas trop, mes autres cousins de ton âge ça les dérange eux ! M'enfin c'est pas grave, tu as déjà vu le bassin qui est caché au fond du parc du château ? Tu sais le château à côté, on peut entrer dans le parc, y a une ouverture dans la clôture derrière le noisetier…
- Je connais… le château. Grand-père m'y emmène parfois…
- Ouais mais euh… Tu auras peut être pas le droit d'aller crapahuter avec moi… Ta mère aimerait pas sûrement…
- Pas grave ! Je veux voir le bassin caché !"

Là-dessus on y est allés bien sûr, et au retour, la tante Janis et mes parents nous attendaient de pied ferme. C'est là que j'ai appris à ne plus jamais rien dire à mon petit frère si je voulais faire des excursions secrètes sans risquer le sermon parental. Je passe sur le blabla moraliste, sur le fait d'entrer chez les autres comme de vulgaires voleurs de poules, et bien sûr, sur les risques "incroyables" que je venais de faire courir à Martin!
A ces mots-là, j'ai dû faire une tête outragée et ma tante n'a pas apprécié: "Et baisse les yeux je te prie ! Martin n'est pas comme toi! Il est plus lent et c'est dangereux pour lui d'essayer de suivre les autres ! Tu n'imagines même pas ce qui aurait pu se passer !!!"
Et là j'ai fait une boulette, comme on en fait à onze ans, j'ai répondu: "Mais il ne s'est rien passé de grave! Et Martin il est pas lent, ni mongolien ! Et c'est lui qui a voulu venir !". Là une taloche de ma mère m'a fait fermer mon petit clapet hargneux…
Silence radio de ma part, silence gêné entre mes parents et ma tante et mon souvenir s'estompe…Je ne me rappelle que de l'air désorienté de Martin en entendant les adultes qui me grondaient. Je ne lui en ai jamais voulu de n'avoir rien dit…

Donc, c'était là le seul et unique après-midi passé avec ce fameux cousin Martin. C'était peu pour en faire un moment inoubliable qui m'aurait attaché plus que de raison à ce membre de ma famille. Aussi quand mes parents m'annoncèrent que j'étais invitée aux funérailles, je répondis un laconique: "Oui c'est malheureux mais bon, je le connaissais quasiment pas... J'enverrai un bouquet et une carte de condoléances. Vous direz à la tante Janis que je compatis…"
La réaction de mon père ne se fît pas attendre et me surprit beaucoup :

-"Ah non ! Tu dois y aller, tu n'es pas seulement invitée aux funérailles, tu es attendue chez le notaire pour la lecture du testament.
- Quoi? Tu plaisantes là, Papa ?
- Non, je suis sérieux. On ne se l'explique pas avec ta mère, mais apparemment, à l'ouverture du testament il n'y aura que toi et Janis. Le père de Martin est mort il a bien longtemps…
- Mais…Mais je ne… Tante Janis ne m'appréciait déjà pas beaucoup dans le temps mais là… je ne peux pas aller là-bas comme ça, comme une espèce de vautour… je préfère refuser tout héritage.
- Si tu veux tu peux faire ça Cat, mais il faut quand même que tu viennes pour le dire au notaire.
- Ah…
- Et oui." Mon père, ce vieux renard, s'imaginait sans doute que devant le testament, je n'oserais pas refuser quoi que ce soit. Mais c'était bien mal me connaître. Et surtout c'était sous-estimer le sentiment de culpabilité qui me vrilla le ventre jusqu'au jour de l'enterrement. Car après tout, quel genre de personne pouvais-je être pour avoir si vite oublié un enfant qui visiblement s'était attaché à moi à la première rencontre? Même petite fille, j'aurais pu lui écrire de temps en temps, demander de ses nouvelles ou même téléphoner... Je n'avais rien fait de tout cela et pourtant il m'avait gardé une place lui, dans sa mémoire de soi-disant mongolien…

Le jour de l'enterrement, je me sentais mal. Et en arrivant devant la maison de Janis, mon malaise ne s'est pas arrangé. La voiture de mes parents est entrée dans une propriété retirée de la campagne bretonne et je demandai aussitôt à ma mère:

"Waouh... Pourquoi on est jamais venus ici ? C'est immense !
- On n'a jamais été très proches Janis et moi, et quand le père de Martin est mort… enfin bref, elle est devenue de plus en plus associable.
- Mais Martin finalement, il avait quoi ? Je veux dire, c'était pas un mongolien…
- Non, il a été traumatisé après un accident dans sa petite enfance…
- Quel accident, il s'est passé quoi en fait ?
- Pff… Il faut vraiment que tu saches tout ? il a failli se noyer dans l'étang ! C'est pas des choses dont j'aime parler.
- C'est clair, je m'en rends compte." Habituée aux sautes d'humeur de ma mère, je me laissai retomber sur la banquette arrière et observai l'extérieur avec intérêt. Mon père, comme à l'accoutumée, tenta de détendre l'atmosphère: "C'est normal qu'elle s'interroge, c'est quand même troublant qu'elle se retrouve sur le testament de son cousin! Cat, le père de Martin est mort dans un accident de voiture. Il avait trente cinq ans. Janis l'adorait, elle a perdu les pédales… Dépression, alcool, etc. Du coup elle avait du mal à bien s'occuper de Martin. Et il a suffit d'une fois… Il devait avoir 5 ans ; il avait beaucoup neigé et il a voulu faire des glissades sur l'étang… Il y est allé seul. Et voilà. La glace a cédé." Mon père marqua un temps d'arrêt dans son récit. Imaginer un petit garçon avalé par des eaux glacées lui faisait mal. J'ai risqué un:

-"Qui l'a sorti de là?
- Personne… Enfin tout le monde a pensé que c'était son chien qui l'avait tiré hors de l'eau parce que le berger allemand était près de lui quand sa mère l'a trouvé… Assez longtemps après, d'après le stade d'hypothermie dans lequel il était.
- Pauvre gosse…
- Ouais. Il a eu de la chance malgré tout, après des semaines d'hosto il s'en est sorti. Presque un légume… Il a du tout réapprendre. Et Janis n'a accepté aucune aide, elle avait eu un tel choc qu'elle voulait être la seule à l'aider.
- Elle culpabilisait.
- Certes! Elle voulait réparer son erreur, c'est bien naturel. Mais ça les a coupé du monde tout les deux."
Il gara la voiture devant la maison de ma tante, une grande bâtisse ancienne recouverte de lierre. Il n'y avait qu'une seule autre voiture rangée là, sous les châtaigniers.
Janis sortît pour nous accueillir ; je ne reconnus que vaguement ses traits et la vision de son opulente chevelure rousse me surprit. Dans notre famille les femmes étaient plutôt du genre latin. Elle ne devait pas avoir cinquante ans et malgré les circonstances elle affichait un sourire poli. Elle embrassa mes parents et tourna vers moi un visage empreint de tendresse ; j'étais de plus en plus mal à l'aise… Elle prit mes mains en me disant : »:

"Catherine, enfin… Je suis contente de te revoir.
- Moi aussi ma tante…
- J'aurais voulu t'écrire directement chez toi mais je me suis dit que tu n'oserais peut-être pas venir jusqu'ici seule.
- Ah mais je serais venue, je ne suis pas si timide.
- D'après mes souvenirs tu serais même plutôt intrépide…" Elle m'avait adressé un regard entendu qui me rassura sur d'éventuelles rancoeurs. Elle prit mon bras et celui de mon père pour nous inviter à entrer. Ma mère ruminait sa mauvaise humeur en nous suivant. Le premier contact n'avait pas été si mauvais pour moi finalement…
Un peu plus tard, nous prenions un café dans le "petit salon" -mot étrange pour moi qui n'en avait jamais eu qu'un : plus petit que celui là- et après avoir pris quelques nouvelles de la sainte famille, Janis s'enquit de moi:

"Alors… Raconte moi ce que tu es devenue depuis… presque vingt ans ?
- Houlà ! Je suis mon petit bonhomme de chemin comme on dit, avec toutes les vicissitudes que cela entend…
- Je me souviens que tu t'es mariée il y a combien ? Dix ans ?
- A peu près oui mais euh… ça n'a pas marché en fait, je suis divorcée depuis quatre ans.
- Oh, désolée pour toi…
- Ne le sois pas, j'ai eu deux beaux enfants de ce mariage et j'ai rencontré quelqu'un d'exceptionnel depuis.
- Tu as des enfants ? Mais où sont-ils ? Tu aurais dû me les amener, j'aurais aimé les voir !
- Ne m'en veux pas, mais vu les circonstances je préfère leur éviter cela ; et puis ils avaient école aujourd'hui. Leur beau-père s'occupe d'eux et je lui fais confiance : ils s'adorent.
- Quel âge ont-ils ?
- Jules a sept ans et Arthur huit. Tiens regarde ces photos…
- Tout ton portrait ! Ils ont l'air si gentils…
- Oui, il faut le dire vite!
- J'imagine que tes parents t'ont expliqué pour le testament…
Janis venait de trancher dans le vif, j'étais un peu désappointée d'entendre parler de cela à cet instant précis entre les photos de mon portefeuille:
- Euh oui, un peu…
- Je suis un peu abrupte, je m'en rends compte mais… Attends, il y a quelque chose que tu dois voir."
Elle prit ma main en se levant. Je la suivis, interloquée. Elle intima d'un geste à mes parents de nous attendre au salon. La tête de plus en plus renfrognée de ma mère valait tous les mystères.

 

Au premier étage de la maison, Janis s'arrêta devant une porte et me dit d'une voix très douce:
"Ne va pas t'imaginer des choses Catherine, il n'y a rien de malsain dans tout cela…" Et elle ouvrit la porte. J'entrai d'un pas hésitant dans ce que je devinais être la chambre de mon défunt cousin. Une vague odeur de renfermé et de bois chaud flottait dans l'air. Le soleil qui brillait juste en face de moi au travers de la fenêtre m'éblouit pendant une demi seconde, et l'instant suivant je découvris ce qui, selon Janis, aurait pu m'effrayer.
Les murs de la pièce étaient presque recouverts de dessins et de peintures. Je reconnus instantanément le sujet principal de toutes les illustrations: moi. Plus particulièrement, une grande toile faisait face au lit de bois. Une fillette brune tenant un gros livre contre son cœur, debout devant l'orée d'une forêt sombre et dense. Le portrait était si réaliste que je dus toucher la toile pour être sûre qu'il ne s'agissait que de peinture. Plus encore, je fus troublé par les vêtements de la fillette. J'avais vite reconnu cette robe improbable que je portais le jour ou j'avais rencontré Martin : une robe a bretelles volantée, avec trois teintes de rose…
Mon cerveau a dû bugger pendant un instant car ma tante s'est approchée de moi en soufflant:
"ça va ?" J'ai bredouillé un oui mal assuré et je suis tombée assise sur le lit mou et grinçant. Janis s'est assise près de moi et me dit en posant une main sur mon épaule:

"Je sais que c'est incompréhensible pour toi mais… tu étais sa seule amie. Il s'en était persuadé. En fait, tu es la seule enfant qui lui ait jamais accordé de l'attention.
- Mais je ne me souviens pas avoir fait quoi que ce soit pour que… enfin ça me paraît tellement dingue!
- Je sais, et ça l'est en quelque sorte.
- Ecoutes Tante Janis… Je suis désolée, je m'en veux de ne pas avoir fait plus … j'aurais dû écrire, téléphoner…
- Non, je connais bien ma sœur et je comprends que tu n'aies pas pu faire plus pour mon Martin… Quand on ne reçoit rien, on a rien à donner aux autres. Et tu n'étais qu'une petite fille. Mais regarde, tu as accompagné Martin toutes ces années sans le savoir."
En regardant les dessins au mur devant moi je remarquai des détails troublants. Ma tante suivit mon regard et comprit ce qui attirait mon attention: "Au fil des années, il t'a même imaginée grandir, regarde ce dessin, c'est un de mes préférés…"
Elle décrocha un dessin au fusain et me le mit sous les yeux. On pouvait y voir une jeune fille d'une quinzaine d'années endormie sous un arbre, un gros chien sommeillant auprès d'elle. Janis me donna ensuite une petite toile d'aquarelle et je fus stupéfaite en me voyant assise sur le banc d'un parc, deux gros livres sur les genoux et une paire de lunettes vissée sur le nez. Détail typiquement féminin, je remarquais la coiffure que Martin m'avait peinte. Cet espèce de chignon froissé que j'arborais constamment pendant mes études…
Brusquement, j'eût comme une subite bouffée de chaleur, je bredouillais à ma tante:

"Quand même… Tante Janis, c'est très bizarre tout ça, j'ai porté les cheveux ainsi longtemps, et pour les lunettes comment a-t-il su?
- Il n'était pas fou tu sais. Je porte des lunettes depuis longtemps, il a vu que tes parents aussi… Pure déduction je pense. Et je te rassure, moi aussi je me suis coiffée ainsi longtemps…
- Je sais qu'il n'était pas fou, je suis juste troublée par …
- Je te comprends rassure toi. Mais je voulais que tu comprennes pourquoi il t'avait mise sur son testament. Tu l'avais marqué.
- Je m'en rends compte… Mais à propos du testament, je voulais que tu saches que je ne suis venue ici que pour le refuser.
- Quoi? Mais pourquoi?
- Mais parce que je n'ai pas à profiter de…
- Stop! Ecoute-moi un moment : Martin avait peut-être du mal à exécuter des tâches insipides de la vie mais il a été déclaré capable à sa majorité. Cérébralement il était tout à fait conscient du monde qui l'entourait et des réalités de la vie. Quand il a hérité de son père, nous avons placé cet argent et il a appris à surveiller tout cela comme n'importe qui… Il a décidé seul ce qui devait advenir de ses biens après sa mort. Tout comme il refusait de vivre en société de son propre chef. Et en ce qui me concerne, j'ai toujours fait en sorte qu'il soit heureux et satisfait. Si tu dois accepter une seule chose de lui, accepte l'héritage qu'il t'a laissé. Fais le pour moi s'il te plaît."
Après ce genre de tirade, je ne sais pas trop ce qu'on doit dire en général et à ce moment précis, je le savais encore moins. Je me suis mordu la lèvre, j'ai baissé les yeux et me suis tortillé les doigts mais je n'arrivais pas à dire oui.
Alors j'ai noyé vite fait le poisson: "Ma tante, je… j'ai besoin d'y réfléchir, et franchement… je n'ai vraiment pas envie d'accepter d'hériter de Martin. Je ne le mérite pas. Mais je vais y penser…"
Janis était ébranlée ; elle se leva les larmes aux yeux et souffla en quittant la chambre: "Très bien, je comprends…Prends tout ton temps."
Elle ferma précautionneusement la porte derrière elle.

J'allais baisser les yeux en soupirant bruyamment quand un autre dessin attira mon attention.
Je me levai, le regard fixé sur une grande feuille crayonnée accrochée derrière la porte. Un frisson me parcourut l'échine en regardant le dessin. Je m'y voyais, assise au bord d'un lit, allaitant un bébé. Je ne comprit pas tout de suite ce qui m'avait troublée outre le fait que Martin m'ait imaginée mère. Puis mes yeux suivirent le trait du lit… Comme un robot je décrochai le dessin et me retournai vers le lit d'où je m'étais levée. C'était bien celui que Martin avait dessiné : son propre lit. Une vague nausée m'envahissait ; dans quelles autres circonstances mon cher cousin avait il pu m'imaginer? Evidemment, les plus scabreuses me vinrent directement à l'esprit. Je remis vivement le dessin à sa place, en posant la main sur la poignée de la porte, j'eus comme une révélation. Et après un dernier regard dans cette chambre hantée par mon propre visage je pensai:
"Tout ça c'est vraiment trop glauque pour moi. Merci Martin mais…non merci."
Ma décision était prise, je l'annoncerais à ma tante après les funérailles.

Je n'ai pas souvenance d'avoir assisté à un enterrement aussi triste. C'était un après midi maussade, pas vraiment froid pas vraiment ensoleillé. Nous n'étions que quatre auprès du cercueil. Un bel ouvrage en chêne avec des poignées en métal jaune qui brillaient presque trop pour un jour aussi terne. Je crois que je trouve ça impudique les cercueils trop travaillés ; ça a l'air bête mais ça fait enterrement de pop star, un truc trop ostensible, ça me gêne. Mais c'est sûrement dû à mon rapport chaotique à l'argent, ça. Je ne supporte déjà pas les gens qui portent plus de cinquante euros de fringues sur eux, alors en dépenser cinq mille pour un cercueil…
A dix sept heures, nous étions, ma tante et moi, assises face au notaire qui me faisait l'effet d'une vieille araignée dévidant son boniment comme une toile gluante pour mériter ses honoraires. Notaires, huissiers: même combat, j'ai du mal avec ces gens là aussi. J'étais mal à l'aise, soudain très angoissée. Je n'avais qu'une envie, me sauver et retrouver ma petite vie tranquille avec mes hommes adorés. La vieille araignée l'a senti et m'a dit de sa voix grasseyante:
"Vous pouvez fumer si vous voulez…"
Ma réponse a fusé sans que je puisse la retenir: "Merci mon 'ieut'nant!" Je sais pas si ils ont saisi la pointe d'humour ratée qui venait de m'échapper, je n'ai même pas osé les regarder et je me suis roulé une cigarette.
Bref, je n'ai écouté que vaguement les dernières volontés de mon cousin et quand le notaire en vint à prononcer mon nom j'ai presque sursauté. Et, en entendant ce que Martin m'avait légué, j'ai esquissé un sourire amusé:
"Un livre?... je préfère ça…
Ma tante et le notaire parurent surpris. Janis posa sa main sur mon bras en murmurant:
- Tu vas l'accepter n'est-ce pas ?
- Bien sûr, un livre je peux…
Nous échangeâmes un regard entendu et le notaire me donna un paquet cacheté qu'il venait de sortir d'un petit coffre fort. Il me dit, ce faisant:
- Comme souhaité par votre cousin, personne d'autre que lui n'a ouvert ce livre depuis qu'il l'a emballé et confié à ma discrétion.
- Il devait vraiment y tenir beaucoup…
- Pour lui, c'était un ouvrage de grande valeur…
- Sans doute.
Ma tante me dit alors, d'un air très sérieux:
- C'est un livre très particulier, prends en grand soin Catherine. Et si tu le veux
bien, ne le déballe pas en ma présence… Tu comprends j'ai tellement vu Martin avec, que…
- Je comprends, je le regarderai plus tard…
- Merci."
Plus tard oui, mais la curiosité me taraudait quand même. Qu'est-ce qui pouvait bien faire de ce livre un objet fétiche? Il y avait quoi dedans? En y réfléchissant pendant le souper chez ma tante, j'en vins à me persuader qu'il devait s'agir d'une sorte d'album photo ; mon cousin y conservait peut-être des souvenirs des jours heureux du vivant de son père…

 

Bref, quand vint enfin le temps pour moi de monter me coucher, j'avais hâte de jeter un œil sur ce fameux livre. Dès que je fus seule, je déballai le paquet de papier kraft sans le déchirer comme si inconsciemment, je comptais le remballer plus tard et le rendre à son propriétaire.
J'avoue qu'au premier regard, j'ai trouvé l'objet magnifique : sa couverture de cuir fauve ciselée et les traces de dorures fines qui subsistaient encore par endroit. Il n'y avait aucune inscription sur l'ouvrage. En observant la tranche je découvris qu'elle était également dorée et en parfait état.
Mais au moment d'ouvrir le livre j'eus une pensée pour Martin, comme si mon esprit lui demandait la permission de lire SON livre…

Je dois faire une pause dans ce récit pour dire à quel point j'ai toujours aimé les livres. Comme exemple et preuve parlante de cet amour, je pourrais dire qu'à une certaine période de ma vie, j'en étais venu à débiter en morceaux et brûler mes meubles pour me chauffer ; mais je me refusais à jeter au feu le moindre de mes livres. Je m'y refusais et j'en aurais été physiquement incapable. C'est presque épidermique chez moi, comme pour les arbres ou les vieilles pierres. J'ai toujours besoin de toucher et de respirer un livre avant de l'ouvrir. Il m'est arrivé –et il m'arrive encore !- d'acheter un bouquin et de ne même jamais le lire. Comme les inconnus au physique parfait qu'on croise parfois avec un regret inexplicable, sans avoir aucune intention de leur adresser la parole.
En l'occurrence, le livre de mon cousin sentait le cuir et au toucher, il y avait toute la chaleur de cette matière noble.
Je l'ouvrais donc… Bizarrement, pour un ouvrage trimballé et trituré comme un gri-gri depuis des lustres, les pages étaient aussi raides et propres que le dernier Goncourt. Je dus même en refaire le pli pour le feuilleter plus aisément. J'eus alors un doute quant à l'authenticité de ce livre: il ne pouvait être le même que celui que tenait toujours Martin contre son cœur il y a vingt ans… Toujours est-il que ces petites tracasseries n'étaient rien comparées à l'effarement qui me frappa la seconde suivante: en feuilletant le livre… rien… à peu près trois cent pages complètement blanches…
J'ai dû marmonner un truc du genre: "Mais… qu'est-ce que…c'est quoi ce délire?" J'eus presque envie de réveiller ma tante pour lui demander des explications mais en secouant le livre –comme si la violence arrangeait tout!- une petite enveloppe de papier jauni glissa de sous la couverture de cuir. Comme une poule devant un mégot, j'observai le coin de l'enveloppe dépassant du bouquin, je la saisis du bout des doigts, j'ai d'ailleurs encore en mémoire le son du papier qui glissait hors de sa cache. Fébrilement, j'observai le petit rectangle jauni avant de l'ouvrir avec précautions.
J'en sortis une feuille pliée en quatre qui crépitait sous mes doigts comme autrefois ma table basse dans la cheminée. La feuille était noire de mots des deux côtés, une écriture serrée et minuscule, une vraie sinécure pour le lecteur. En lisant le premier mot inscrit sur la lettre, un frisson me surprit, et la suite n'arrangea rien à mon trouble:

Cat


Si tu lis ces mots, c'est que tout va bien. Je suis décédé et tu as reçu le livre des mains du notaire. Je sais que tu dois te poser de nombreuses questions et ce petit courrier devrait pouvoir t'aider à comprendre pas mal de choses.

D'abord je veux te rassurer sur les dessins, peintures et autres sculptures que ma mère a dû te montrer. Je n'ai jamais été un serial-killer ou un psychopathe qui t'aurait prise comme muse inspiratrice. Il est vrai que tu as été la seule personne qui ne m'ait jamais traité comme un "mongolien", "attardé", etc, quand j'étais enfant. Mais en fait, ce jour là, quand tu m'as sorti des buissons, c'était déjà toi que j'observais.

Là j'ai fait une pause. Je trouvais ça vraiment glauque mais ma curiosité était la plus forte, je continuai donc de lire:

Et pour tout dire, j'ai cru que ma quête allait s'arrêter et que, comme la plupart des gamins à l'époque, tu allais –au mieux- me casser la gueule. Les mômes n'aiment pas les gens trop différents… Ta réaction m'a donc agréablement surpris et j'avoue que j'ai longtemps eu un gros coup de cœur pour toi. Mais au fil des ans et après divers traitements et rééducations, j'ai retrouvé quatre-vingt pour cent de mes capacités d'"être humain normal". Et comme tu as pu le voir chez le notaire j'ai plutôt bien réussi ma vie. Au moins du côté financier. Ce n'est donc pas un fou ou un illuminé qui t'écrit ces mots aujourd'hui.


Pour en revenir aux toiles de toi dans ma chambre, j'ai peint de nombreux tableaux d'autres femmes qui se sont bien vendus de par le monde, ce n'est que par affection que j'ai souhaité conserver les tiens dans la maison familiale. Sois rassurée, je n'ai plus fait une fixation sur ta personne après l'âge de seize ans.


En effet, cela me rassura un peu. Merci Martin. Je retournais la lettre et poursuivis:

Maintenant ce que je m'apprête à te dire, ne participera pas de ton estime pour ma personne. Il s'agit de ce fameux livre. Si je ne me trompe pas tu as du constater que ses pages étaient vierges. Peut-être parce que c'est à toi d'y écrire ton histoire, même si en général les chemins de la vie y sont tout tracés. Je ne peux être plus clair, dans l'intérêt du livre lui-même. Mais si tu es venue jusqu'ici je veux croire que ta curiosité naturelle mettra sur ta route des indices qui t'éclaireront.

Houlà, il abusait pas un peu du cognac le cousin? Tout cela redevenait très nébuleux… D'ailleurs la suite allait en faveur d'une ivresse passagère:

Outre ton cerveau, ton audace et ta raison, ton cœur sera le guide qui te permettra de suivre ton destin. Car il est tien et il l'a toujours été, je n'en ai été que le gardien. Et en tant que tel, j'ai détenu et je détiens encore les clés qui te faciliteront la tâche. Ne te demande pas pourquoi, car il n'y a pas de réponse à cette question. En tout cas je n'en ai pas trouvé. Souviens toi d'une chose, Cat: les livres ne meurent jamais s'ils ont été lus.
Le père Fouras n'aurait pas mieux dit, mais j'arrivais aux dernières lignes de la lettre:

Je ne peux en dire plus, à toi de faire tes preuves.

Affectueusement,
Martin.

N°126 Avenue de Malefosse


Une adresse? Qu'est-ce que c'était encore que ça? Le cousin Martin n'était pas mort d'un infarctus selon moi, plutôt d'une attaque cérébrale à force de se mettre le cerveau en vrac. Je rangeai la lettre dans son enveloppe et remis cette dernière dans le livre. Après un gros soupir, j'attrapai mon portable pour appeler mon amour qui me manquait encore plus dans ce genre de moments beaucoup trop bizarres à mon goût.
Le son de voix rocailleuse m'apaisa instantanément.
Après un court babillage amoureux je lui livrai mes impressions:

"Oui c'est X files ici, j'hérite d'un bouquin vide, d'une lettre posthume qui ressemble au courrier d'un gourou flippé et il y a des dessins de moi partout dans la chambre du mort!
- C'est marrant ça quand même!
- Marrant? Quand ça arrive à quelqu'un d'autre peut-être –et encore!- mais moi, ça ne me fait pas rire du tout. Je commence à avoir mal au crâne…
- Mon pauvre amour, si j'étais là, je m'occuperais de toi…
- Je sais bien mon ange, je rentre demain de toutes façons, je vais pas m'éterniser dans ce mausolée. Il faut juste que je parle d'une chose à ma tante, un petit truc qui me détraque un peu les nerfs…
- Quoi donc?
- La demi adresse à la fin de la lettre… ça peut vouloir dire quelque chose…
- C'est peut-être rien du tout, il a l'air d'avoir un peu pété les plombs ton cousin, quand même.
- Ouais… Mais je sais pas, faut que je lui en parle quand même. Pour être sûre que ce n'est vraiment rien. Et puis pour lui demander s'il picolait pas un peu le Martin… Les enfants vont bien, y a pas de soucis à la maison?
- Non mon amour, devoirs faits, bain pris et dodo de bonne heure, comme d'hab' chef !
- Je t'aime.
- Moi aussi je t'aime, allez va dormir, je veux te récupérer reposée…
- Oui je vais faire ça, passe une bonne nuit mon ange que j'aime…
- Toi aussi et à demain mon amour."
J'ai bien dormi après ce coup de fil.
C'est fou comme une cuiller de miel dans l'oreille facilite le sommeil.
Mon rital, c'est mon bol de lait chaud et sucré avant le coucher…

 

J'ai fait des rêves plutôt bizarres cette nuit-là: des images torturées, des échos de voix effrayantes. Je ne distinguais aucune personne en particulier, juste des pièces incohérentes d'images en mouvements. C'était la première fois que je faisais ce genre de rêve. Je ne ressentais aucune peur, par instant je me suis même entendue rire à gorge déployée. Pourtant je ne décelais rien de drôle. Je crois avoir reconnu des silhouettes d'hommes chevelus et massifs marchant devant moi. Je voyais leurs épaules taillées dans le roc, leurs chevelures se balançant dans le vent. Et je pense que c'est leurs voix graves que j'entendais sans les comprendre. Il y avait quelque chose de bestial dans tout cela, comme une odeur mâle. Comme celle que peuvent avoir des hommes rompus après une longue journée d'un travail éreintant. Apparemment je marchais derrière ces hommes car j'ai le souvenir d'avoir vu la tête de l'un d'eux se tourner vers moi et me parler. Je ne vois que sa barbe brune et son sourire animé de mots, pas son visage.
C'est en gros tout ce dont je me sois souvenu le lendemain matin, au saut du lit. Un petit réveil mécanique m'indiqua qu'il était déjà neuf heures passées.
En fourrageant ma tignasse emmêlée je me dis que devais avoir une sale tête. J'avais l'impression d'avoir dormi douze heures. La bouche pâteuse, les yeux bouffis, il fallait que je passe très vite par la salle de bain pour ne pas effrayer le reste de la maisonnée.




01/04/2008
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